Abdellatif Laâbi, La Fuite vers Samarkand
23 Décembre 2021 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant
Par quoi commencer ? La musique et la terre...
Monsieur Barde est un auteur « respectable », fort d'une quarantaine de publications, traduit en dix langues et lauréat de nombreux prix. Une voix majeure de la poésie, comme l'on dit par courtoisie d'une œuvre dont on ne sait au fond que faire. Monsieur Barde n'est pas dupe, qui connaît le poids que pèse désormais la poésie dans nos sociétés. A l'âge respectable qu'il a donc atteint, monsieur Barde s'interroge. Non pas tant qu'il s'inquiète de la valeur de son travail, ni des traces que celui-ci laissera dans l'histoire. Non, il s'interroge sur le sens que tout cela doit prendre de nouveau, là, maintenant, alors qu'il est entré dans la « dernière heure » de sa vie. Aucune nostalgie dans cette anamnèse, aucun regard en arrière jeté comme à regret par-dessus l'épaule pour se saisir du temps passé comme d'un horizon enviable, le seul, quand il s'agit de prendre date : Samarkand. Là où se rend monsieur Barde, non comme une fuite pour tenter d'échapper à son destin, pas même un voyage initiatique pour se sauver d'être soumis à la contrainte du finir. Monsieur Barde ne s'en va pas : il « erre » son chemin, ayant un jour répondu à son appel, qui était celui de la poésie, ce signe de ralliement égaré dans notre époque, inassouvi, inouï, absolu.
Songeant au livre suivant, monsieur Barde n'en exclut pas le décompte des années vécues. Mais le récit autobiographique que signe Abdellatif Laâbi ne récapitule pas : il recueille, accueille plutôt, instruit même, de nouvelles émotions, une nouvelle expérience, celle, peut-être, de l'insolence de la vieillesse. Alors certes, on y retrouve l'enfance de l'auteur, en médaillons d'images orphelines souvent, comme l'humble trésor que chacun porte en lui, précieux d'avoir été cet événement de l'âme qui par la suite tant manqua à notre cause, sa musique et sa terre, le grand indistinct calme déjà, vrillé dans la mémoire de tous, horizon révolu mais indépassable.
L'écriture fragmentée, Abdellatif Laâbi rappelle le jardin, la prison, Fès, Créteil, convoque Balzac, Zweig, Mohamed Dib, le monde comme il va -mal-, la pandémie (puisque le récit fut écrit en confinement), le temps qui passe et Mme Barde, que la pudeur de l'auteur toujours nous confisque et sa mère enfin, figure tutélaire de l'œuvre entière. Et Samarkand. Là où monsieur Barde et Abdellatif Laâbi se rejoindront. La ville de l'effacement, de la perte définitive de l'identité, voire, au contraire, celle du surgissement ultime de l'œuvre comme seule identité. L'arabe errant que devient Abdellatif Laâbi tient tout entier dans ce voyage entrepris vers Samarkand, non lieu absolu, où instaurer la poésie comme seule fin jamais accomplie : elle est l'enfant de la vie, qui n'est pas un énième livre publié, mais « le plus vrai surnom donné à la vie », comme l'écrivait Prévert. C'est à dessein que j'évoque Prévert du reste, qui maniait cet art avec toute l'auto-dérision nécessaire, tout comme Abdellatif Laâbi aujourd'hui. Le seul serment qui tienne lieu de fidélité à l'exister, « la seule signature au bas de la vie blanche » (Eluard). Ou bien encore notre bohème, cette cité splendide de Rimbaud, enfantine et musicale, dont Samarkand n'est pas le terme : juste l'effacement.
Abdellatif Laâbi, La Fuite vers Samarkand, éd. Le Castor astral, 170 pages, novembre 2021, 16 euros, ean : 9791027803033.
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