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La Dimension du sens que nous sommes

La Miséricorde, Cardinal Walter Kasper

2 Avril 2021 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essai, #essais

«La miséricorde, un thème fondamental pour le XXIème siècle», affirme d’emblée Walter Kasper. A la veille de Pâques, comme de Pessah, peut-être est-il intéressant de revenir sur cette très belle médiation théologico-philosophique qui fonde un autre rapport au vivant, toujours remis en chantier, jamais mis en œuvre par quelque institution que ce soit dans le monde. Pour preuve, le thème fut invoqué dès l’ouverture du concile Vatican II, le 11 octobre 1962, par le pape Jean XXIII, qui commandait alors aux chrétiens de vivre autrement le message de l’Evangile, Jean XXIII allant même jusqu’à établir un lien entre Miséricorde et Vérité, la pastorale chrétienne ne pouvant, à ses yeux, qu’être miséricordieuse… Elle ne le fut guère… Et demeura l’objet de la seconde encyclique de Jean-Paul II : Dives in misericordia (1980). Toujours remise sur le métier donc.

Walter Kasper interprète le mystère pascal comme le mystère de la miséricorde. Une limite posée au Mal. Limite exigeante, qui commande une sorte de retournement : ce n’est pas le Mal qui est visé ici, mais la vérité de la relation au monde, des «justes», ou de ceux, innombrables, qui pensent l’être... Au point qu’aux yeux du Cardinal, «rencontrer le Christ signifie rencontrer la miséricorde de Dieu» : l’évangile du XXIème siècle enseigne la justification du pêcheur, non celle du péché. Walter Kasper, philosophe autant que théologien, rappelle que cette miséricorde divine découle de la révélation de Dieu dans l’Histoire, non de son être métaphysique. On le comprend : elle ne peut être un attribut de Dieu sans que cela n’aboutisse à une impasse, Dieu, dans son être métaphysique ne pouvant «souffrir», puisque la souffrance signe l’appel d’un manque. En conséquence de quoi on ne peut partir que de l’inscription de Dieu dans notre Histoire pour comprendre toute la place de cette miséricorde : dans ce battement du temps des hommes, la Justice divine n’est pas faite pour punir, mais pour justifier.

La doctrine de  la justification intervint très tard dans le débat théologique des chrétientés : au  XXème siècle. Sans doute parce qu’il fallut alors enfin envisager la miséricorde comme un problème de société. Et curieusement, au travers d’une relecture de Marx, affirmant que la religion, avant d’être un opium, «est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit» (dans Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, paragraphe 4). Marx reconnaissait ainsi à la religion une ouverture protestataire, non sans en pointer le paradoxe et les limites, «la misère religieuse» lui apparaissant à la fois «l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle», mais une expression détournée par l’idéologie bourgeoise pour aider à «consoler» et donc fuir le monde, non à la transformer.

Et Kasper d’égrener ensuite la fortune de l’idée de miséricorde dans le champ philosophique, sans contourner la difficulté à la définir et donc ses usages et ses récits : Nietzsche par exemple, la condamnait pour ce qu’elle masquait, l’égoïsme individuel. Qu’est-ce que com-patir avec l’homme qui souffre ? C’est, nous dit Kasper, garder son cœur auprès d’autrui, rappelant Aristote, le premier à en valoriser, contre Platon, le mouvement. Dans sa poétique, Aristote en trace le périmètre : il s’agit bien, déjà, d’une purgation intérieure qui contraint celui qui la vit, non celui à qui elle s’adresse. Augustin, dans son prolongement, y voyait la contrainte ordonnée à chacun de combattre l’injustice. Et pour Thomas d’Aquin, elle devint l’expression de la vraie souveraineté. Mais dans un lien concret de moi vers un autre et non vers «tous» les autres, indifférenciés. C’est que Thomas ne croyait pas en une miséricorde abstraite, intellectuelle, qu’aucun lien charnel n’unirait à autrui, cette absence de lien charnel conduisant immanquablement à esthétiser cette compassion, en offrir le pur spectacle inauthentique.

Schopenhauer, dans la même perspective, avait fini par la placer au centre de toute éthique : par elle, nous affirmons que nous nous reconnaissons en l’autre. Walter Kasper déroule ainsi toutes les grandes pensées philosophiques qui se sont emparé de cette notion pour en comprendre le sens, de Derrida à Ricoeur nous sommant d’être attentif à l’autre dans la construction d’un rapport de Justice.

Au passage, Kasper nous livre une belle médiation sur la question de l’être, inspirée par sa connaissance de l’hébreu et du grec ancien. Dans la langue hébraïque en effet, être c’est toujours «être là», quand le grec ancien en fait un exister comme en suspens, ou au repos : non encore là. Il faut comprendre le sens de cette traduction pour mieux appréhender ce qui est en jeu dans la miséricorde. Un sentiment qui recèle à ses yeux la réponse à la question de savoir quel est le sens ultime du monde. La substance en soi ? Le sujet ? Non, affirme Kasper :  c'est l’amour comme ontologie, qui occasionne un décentrement subtil, car l’amour vrai implique une distance qui permette de respecter la différence et de préserver la dignité de l’autre. La miséricorde s’affirme ainsi comme une sorte de miroir intime de son être, et pour un chrétien, la base concrète de l’économie du salut.

Quel est le sens de la vie, encore une fois, nous interroge Kasper. Les Ecritures ne donnent pas de réponse simple à cette question, car en retour de notre liberté, il appartient à chacun d’apporter sa réponse personnelle. Or aux yeux de Kasper, le chemin d’Emmaüs apparaît comme la réponse paradigmatique du cheminement de la foi des chrétiens : seul l’amour du prochain est le signe distinctif du vrai chrétien. Etre miséricordieux, au fond, c’est rencontrer l’autre dans sa misère, et cela vaut pour quiconque, chrétien ou non. La miséricorde s’affirme ainsi comme le sacrement de la présence efficiente de l’autre en moi. Rejoindre les hommes dans leurs détresses et leurs souffrances, dans la vérité des faits et des êtres, c’est cela, la belle vertu de la miséricorde.

 

Cardinal Walter Kasper, La Miséricorde, clé de la vie chrétienne, collection Theologia, éditions EDB, traduit de l’allemand par Esther et Marie-Noëlle Villedieu de Torcy, avril 2015, 214 pages, ean 9782840248187.

Peinture du Caravage, le souper à Emmaüs (1606), Académie des Beaux-Arts de Brera, Milan.

Seconde peinture : les sept Oeuvres de miséricorde (1607), Pio Monte della Misericordia, Naples.

Miséricorde "corporelle" dans le dogme catholique, les 7 oeuvres sont :

- la mise en terre des morts (arrière-plan, deux hommes portent un mort)

-la visite des prisonniers et le soin envers les affamés (sur la droite, la jeune fille)

-l'aide aux sans-abri (le pèlerin et sa coquille)

-la visite des malades (le mendiant au sol)

-la nécessité d'habiller ceux qui n'ont rien (Saint-Martin)

-la nécessité de donner à boire à ceux qui ont soif (Samson et l'âne).

 

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