Le Chemin Walter, Lisa Fittko
De Banyuls à Port Bou, vers l’Espagne, pour nous aujourd’hui : vers ce petit cimetière où l’immense Walter Benjamin est inhumé depuis sa mort, le 26 septembre 1940. Lisa Fitko, immigrée résistante, fut de 1940 à 1941, avec son mari, l’animatrice d’un réseau clandestin qui organisait depuis Banyuls la fuite en Espagne. Par ce sentier justement, que Benjamin fut l’un des premiers à emprunter. Ils sont partis le 25 septembre. Benjamin tenait précieusement sous le bras, dans une sacoche de cuir noir, son dernier manuscrit, saisi en fin de compte puis égaré par la police espagnole. Le témoignage de Lisa Fittko est bouleversant, d’écoute, d’attention à l’égard de l’impressionnant Benjamin, alors épuisé, peinant à gravir la montagne et qu’il fallut parfois porter. A pas lent et régulier, il tentait de ménager ses forces. Lucide sur ses chances de survivre à la barbarie qui déferlait en Europe. Egrenant son effort, dix minutes de marche, une minute de pause. Un homme diminué physiquement, mais extrêmement courtois, déterminé, modeste. Hélas, contrairement à toute attente, le jour où il se présenta au poste frontière espagnol, l’Espagne venait de revoir la veille ses conditions d’entrée sur son sol. Durcies, les gardes le raccompagnèrent pour le livrer aux policiers français. Benjamin avait sur lui des capsules de morphine, qu’il ingéra sachant le sort que les nazis lui réserveraient. Depuis on a rebaptisé ce sentier le Chemin benjamin. Il existe donc toujours : empruntez-le !
Au-delà du témoignage, le récit de Lisa Fittko est accablant. Elle raconte son propre périple et celui de milliers de réfugiés traités en France comme des «sous-hommes». Opposantes recherchées par la SS, on l’enferma dans le camp de Gurs comme s’il s’était agi d’une ennemie ! Elle raconte donc Gurs, l’épouvante d’un camp français qui n’avait pas grand-chose à envier aux camps allemands ! Elle raconte le Vel’D’hiv’, en service déjà, bien avant la rafle de 42, où la police française se livrait à des exactions sans fin. Elle raconte la condition de réfugié en France, cette prétendue terre d’accueil martyrisant les opposants allemands au régime nazi bien avant l’arrivée de Pétain au pouvoir. Et dénonce l’idée qui a fait son chemin chez nous, selon laquelle tout cela ne serait que le résultat de l’incurie de l’administration, ou d’une obéissance aveugle aux ordres d’une hiérarchie stupide, quand à bien lire entre les lignes, on n’y voit que l’esprit d’une nation elle-même gagnée aux idéaux fascistes. Sans âme, sans éthique, sans conscience. Des dizaines de milliers de réfugiés politiques se sont ainsi retrouvés pris au piège de l’idée saugrenue que la France était leur salut…
Lisa Fittko a rallié le maquis. S’est enfuie et non évadée du camp de Gurs, simplement parce que, devant l’avancée allemande, nos braves gendarmes ont décampé eux-mêmes. Le naufrage du camp répondait ainsi au naufrage du pays tout entier, dans lequel ensuite il fallut protéger les faibles et de la police allemande et de la police française ! Un pays dans lequel il fallait à tout prix éviter les centres d’accueil, qui la plupart du temps se contentait de remettre ces enfants, ces femmes, ces vieillards, ces hommes qui se présentaient démunis à eux, aux autorités allemandes organisées pour leur massacre. La France ? On peut s’interroger, oui, sur son mythe de terre d’accueil !
Lisa Fittko, Le Chemin Walter Benjamin, précédé de Le présent du passé par Edwy Plenel, traduit de l’allemand par Léa Marcou, éditions du seuil, coll. La Librairie du XXIème siècle, septembre 2020, 368 pages, 24 euros, ean : 9782021449617.