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La Dimension du sens que nous sommes

A la Ligne, Joseph Ponthus

12 Mars 2021 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant

« Le matin c’est la nuit

L’après-midi c’est la nuit

La nuit c’est encore pire »…

 

«Aux illettrés et aux Sans-dents»... Quelle dédicace ! Le regretté Ponthus avait signé là un livre sublime. L’usine donc. Non comme établi, mais pour y gagner sa vie, du moins ne pas la perdre totalement. Non pas le temps d’une expérience : à l’époque, il ne savait pas si ça allait durer ou non. Un récit à l’arrache, acharné, harponné, décollé de l’effroi, si, si, des matins exsangues de l’embauche. Scandé par ces gestes mécaniques qu’il a appris à façonner. Dépotage, mareyage, écorchage. L’agro-alimentaire français, en Bretagne. Les crevettes avant les vaches, les poissons et la puanteur abjecte des viscères. La puanteur de la mort industrielle. 40 tonnes de crevettes par jour, venues des quatre coins du globe, à destination des marché occidentaux. L’embauche à 4h du mat’...

 

La structure du récit-poème est rhapsodique, se relançant sans cesse de ces micro-événements qui forment une vie à l’usine. L’usine. Et elle seule quand on y a mis le pied. Car que reste-t-il du monde quand on y bosse jusqu’à l’épuisement ? Quelques bribes, quelques refrains de variétés, le bruit sépulcral du cosmos étouffé sous les tonnes de viscères qu’il faut chaque jour «traiter». Intérimaire donc, Ponthus, pas même ouvrier : les poissons, puis l’abattoir. Les vaches qu’il faut tuer, crocheter, dépecer. Ça caracole ce texte, sous une jactance subtile et brillante. L’imaginaire qu’il y déploie est curieusement celui des années 60, de Johnny Halliday à Brel, en passant par Trenet et Barbara. Quelques lignes mélodiques obsédantes que l’on a en tête sur la chaîne, quand tout le reste du corps s’est machiné pour s’enfermer dans la logique de production. Quand tout le reste n’est qu’une prothèse faite pour sacrifier l’homme à la machine.

 

Qu’est-ce qu’une vie Bonne ? L’antique questionnement philosophique rebondit ici, mais non pas formulé dans un texte savant, mais à la manière dont Homère soudainement, dans le moment Calypso, s’y attèle, brisant le cercle du récit mythologique pour fonder la possibilité de la réflexion philosophique : une odyssée minuscule et grave, et immense, et tragique. Ponthus signe son désir de retour à Ithaque –voyez ce qu’il écrit page 113, voyez ses lettres à sa mère ! C’est Ulysse sur le chemin du retour, une réflexion sur les joies simples, sur l’écriture que fonderait d’abord le désir d’amitié (la philia des grecs anciens), la vie «nue». L’Ithaque de Ponthus, c’était sa formation de Lettres supérieures, ce collège jésuite qui le destinait à tout autre chose que l’usine.  Ithaque morte, détruite, saccagée par une société d’injustice et de médiocrité. Alors l’usine, en palliatif -pour certains, jusqu’à leur mort. Ponthus découvrant au cours de son périple la formidable intelligence que mettent les ouvriers à leur tâche. Leur amitié : c’est du reste également sur l’amitié que s’ouvre l’immense récit de Robert Linhart : l’établi. Ithaque ne sera plus jamais la même donc, ni convoitable en son état originelle dès lors.

 

«L’usine est un divan», avoue in fine Ponthus. Où vient se fracasser le réel, où vient se fracasser la littérature. Non une libération : l’épreuve de l’usine se substitue à toutes les épreuves existentielles. On y meurt, ou on en ressort autre à tout jamais, posant sur le monde ce regard décillé que notre société néolibérale ne veut pas que l’on pose sur elle. Cet A la ligne est un putain de blues, la vie à la godille, l’effort surhumain pour s’arracher aux illusions de la Caverne !

 

Joseph Ponthus, A la ligne, feuillets d’usine, Folio 6841, juin 2020, 278 pages, ean : 9782072881862.

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