La mort moderne, Carl-Henning Wijkmark
En Suède, presque nulle part : un centre de séminaires dont la session présente, présidée par le Ministre des Affaires sociales, est consacrée aux temps de fin de vie. A huis clos. L’enjeu est la régulation de la pyramide sociale : trop de retraités, trop de vieux. La société néolibérale ne peut en supporter le coût. Il faut donc sauver cette société de la ruine en jouant sur des leviers pour le moins sensibles : les vieux, les pauvres, les chômeurs. Non pas les supprimer, mais les inciter, encourager leur civisme pour qu’ils acceptent de limiter leur durée de vie. Pour les pauvres et les chômeurs, l’affaire est vite entendue : il suffira de réduire leurs allocations déjà minces au minimum, pour les voir disparaître presque «naturellement». Et pour limiter les dépenses de santé, d’en transférer le coût aux mutuelles privées : seuls les plus riches survivront. Mais ce ne sera pas suffisant. On le sait : il faut aller plus loin. Ce sera d’autant plus difficile que mourir n’est plus considéré dans nos sociétés comme une chose naturelle. Tout l’enjeu du séminaire est donc de trouver des stratégies de communication pour faire accepter par les vieux un âge de décès convenable. Les participants du séminaire explorent les marges de manœuvre. Le levier de classe par exemple : les pauvres acceptent plus volontiers leur sacrifice. C’est déjà ça. Les médias sont prêts à fournir toute l’aide possible pour mener campagne pour la valorisation de ce sacrifice civique attendu des citoyens les plus fragiles. Mais il faudra peser beaucoup et sur la philosophie de la vie dans nos sociétés néolibérales, et sur la Loi, pour y inscrire tout d’abord le droit, en attendant qu’il devienne un devoir, à une mort décente. Peut-être même en fixer la limite : 75 ans. Et faire appel aux universitaires, aux gens cultivés, aux «personnalités» et autres «people» pour qu’un débat de fond anime la société autour des valeurs de vie : celle de dignité par exemple. C’est bien cette idée de dignité, qui calque la vie sur celle de l’Esprit et dispose les gens à mourir dès lors que leur vie spirituelle fléchit… Mais il faudra aussi combattre l’hygiénisme de la société suédoise qui, par la pratique du sport, la condamnation de la jungle food, etc., le tout pour sauver la stabilité du système de santé, a contribué elle-même à «produire» des vieux en pleine forme, incapable de mourir de sitôt… Les philosophes et les flagorneurs seront mobilisés au service de l’état, sans grand dommage pour la pensée au demeurant, eux qui ne cessent de renifler du plus loin qu’ils le peuvent la sousoupe à bon chien. Car il faudra trouver les arguments pour combattre la doctrine chrétienne du Droit naturel, qui confère trop d’importance à la valeur humaine. Et pour cela, commencer par jouer de nouveau la carte Martin Luther aux yeux duquel l’enfant arriéré mentalement n’a aucune valeur humaine, parce qu’aucune vie spirituelle. Montrer encore une fois combien la dignité de l’humain repose dans sa dimension spirituelle, dont la sénilité le dépossède, proclamer «le caractère intangible de l’existence humaine, qui ne saurait prévaloir au-delà des limites des moyens permettant de l’assurer». Ces philosophes seront chargés de hiérarchiser clairement les valeurs sociétales : qu’est-ce qui est prioritaire du point de vue du Bien commun ? La valeur économique ? Humaine ? Sociale ? Sociale bien sûr, car à tout prendre, l’homme politique est prioritaire, devant le savant, le père de famille ou même l’entrepreneur. N’est-ce pas lui qui décide en dernier recours ? L’Etat ne doit-il pas toujours avoir raison ? Les philosophes auront ainsi pour mission de nous faire sortir de la culture du droit naturel pour nous faire basculer dans celle du droit positif et de son éthique utilitaire, pour montrer que seul celui qui a le Pouvoir est la source du droit. Opposer enfin la conception germanique du Droit à celle de Rousseau, et établir définitivement la raison d’état dans son principe ! La mort moderne que nous envisageons, civique, n’est rien d‘autre que le pendant de la vie socialement utile. Au fond, il ne s’agit d’euthanasier qu’une minorité de citoyens. Et pour vaincre la résistance morale du plus grand nombre, les participants au séminaire conviennent d’une stratégie de communication visant d’abord les marginaux improductifs, délinquants, grands malades, dont le plus grand nombre sait vite se passer, avant de s’attaquer à ce plus grand nombre...
Une immense leçon de philosophie d’éthique et du Droit, qui nous invite à ne jamais oublier qu’il faut toujours subordonner le Pouvoir aux principes du Droit naturel, de peur de confier ce pouvoir aux répliques du nazisme, qu'elles paraissent presque indolores ou grotesques.
Carl-Henning Wijkmark, La Mort moderne, éditions Rivages, traduit du suédois par Philippe Bouquet, octobre 2020, 174 pages, 18 euros, ean : 9782743651404.