Ceux qui restent, Benoît Coquard
La France périphérique. Incernable, sinon indiscernable. Indiscernée plutôt : la France qui ne compte pas aux yeux de nos élites, la France dont ces élites pensaient même qu'elle ne compterait jamais. Jusqu'aux Gilets Jaunes. Fragmentée, fracturée, essorée, cette France qui ne faisait ni Nation, ni Peuple, qui ne votait plus ou FN, à la marge, et dont ces élites pensaient que le sort était définitivement réglé. Cette France d'en-bas, sans dents, corvéable à merci. Ni Bretons ni Corses, un espace, des espaces plutôt que des territoires : la «campagne», réputée «vide», non patrimoniale. La France périphérique de ceux et celles qui n'avaient pas les ressources suffisantes pour être mobiles, mais celle aussi de ceux et celles qui ont choisi, oui, choisi, de rester sur place, de ne plus jouer le jeu de l'autre France, prétendument républicaine mais confisquée entre les mains d'une poignée de voyous. La France de ceux qui ont choisi d'en découdre à leur manière avec la brutalité du monde néolibéral. Ni beaufs ni racistes, ni bobos, cette France dont Bourdieu croyait pouvoir circonscrire la conscience en la nommant «classe objet» (Bourdieu, 1970), dépolitisée. Pas vraiment ces «petits blancs» de Faulkner ou de Steinbeck pourtant. Des gens que l'on découvre donc enfin, inventifs, sociables, recréant partout du lien et du sens.
L'enquête de Benoît Coquard, par immersion, se présente comme un récit ethnographique rendant compte de ce qu'il se passe «ici». Rendant compte de ces collectifs qui se sont mis en place, de cette sociabilité inconnue des grandes villes, où l'on se «serre les coudes» parce qu'on ne peut faire autrement. Des collectifs qui fondent une économie locale de rupture, qui bousculent les logiques traditionnelles d'appartenances rurales, des cercles d'interconnaissance aux solidarités très fortes, à la sociabilité très dense.
Mais le plus surprenant de l'enquête, c'est son étonnement devant ce «surgissement». On semble découvrir, sans comprendre comment cela a pu arriver, un monde pétri d'une grande conscience politique. Pour tenter d'approcher ce moment, l'auteur parle «d'effervescence invisible». Tout comme l'on a pu s'étonner de voir les Gilets Jaunes se politiser en «si peu de temps»... Tout le monde semble avoir été pris de cours par le surgissement comme ex nihilo, d'une conscience politique déployée en deux temps trois mouvements, et tellement «profonde» déjà... C'est oublier que son processus était profond. C'est oublier les années 1788, 89, et jusqu'en 1792, quand le Peuple sembla surgir d'un coup, comme «neuf», «spontané», faisant son irruption sur la scène politique, intellectuelle, rédigeant jusq'au plus reculé des bleds de France des cahiers de doléances d'une intelligence inouïe, et poussant les élites révolutionnaires à aller jusqu'au bout de l'effort de penser un autre monde... Pareil en 1871, quand on y songe : relisez les dossiers accumulés par les Communards, leurs réflexions incroyables, menées sur tous les aspects de la vie sociale et individuelle, de l'éducation à l'organisation sociétale. Le fait d'ouvriers, d'employés, de «petites gens» non instruites... Comment expliquer cette irruption soudaine si juste intellectuellement ? Loin des cours, des universités, des salons ? Voilà ce qu'il reste à défricher : cette intelligence populaire dont on ne voit jamais qu'elle a toujours été là. Cette réflexivité a toujours été là, mais selon un mode propre. C'est cela qu'il faut étudier ! Tout comme, chaque fois, l'importance du rôle des femmes dans les changements sociaux en France.
Ceux qui restent donc, qu'ont-ils en commun s'interroge l'auteur de cet essai. D'avoir été méprisés, relégués. Ils ont en commun l'expérience d'un pays violenté. Abusé.
Ceux qui restent, Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Benoît Coquard, éditions La Découverte, coll. L'envers des faits, décembre 2019, 212 pages, 19 euros, ean : 9782348044472.