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La Dimension du sens que nous sommes

Le Consentement, Vanessa Springora

13 Janvier 2020 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #en lisant - en relisant, #entretiens-portraits

Un document. Dans le sens fort du terme : un enseignement. Un événement. Dans le sens fort du terme : qui à la fois s’insère dans une durée, et la distord. Un témoignage. Est-il utile d’en rappeler l’étymologie grecque ? Le témoin est le martyr, qui ose enfin déployer sa force et son authenticité. Un témoignage coûteux donc, avant que d’être libérateur. Et dont les sybarites du «on savait» auraient le mauvais goût -puisqu’ils ne s’affairent que d’esthétique-, de mépriser, ralliant par leur mépris le bal des hypocrites que l’on voit s’époumoner à présent, de Gallimard à la Direction du Livre, dans l’espoir d’enterrer sous de vaines excuses la charge dudit document. Tous exhibant jusqu’à l’écœurement leurs piètres défenses : c’était une époque… Les années 70... Les années 70, vraiment ? Voire ! C’est d’aujourd’hui que l’on parle : en 2013, G.M. recevait le prix Renaudot -et pas un bel esprit pour le reprendre quand il s’enorgueillit de le recevoir pour son «œuvre». Et jusqu’en 2019, cet éloquent monsieur aura perçu une allocation du Ministère de la Culture, au titre de son apport aux Lettres Françaises, dont ses journaux, que d’autres messieurs importants compulsaient d’une main avec délectation, sur les vols Paris-Manille. Les années 70 ? Encore faudrait-il en insérer la trame dans cette chronologie funeste du silence qui entoura les crimes sexuels perpétrés contre les enfants, du XIXème siècle à nos jours. Un forfait que l’on découvrit dans les années 1880, pour vite l’oublier sous le boisseau des crimes de sang, et qui sut donc cacher sa réalité jusqu’aux années 1970, justement : c’est en effet dans le sillage de la libération sexuelle que l’on commença à lever le voile sur la pédophilie –le mot apparut du reste à ce moment-là, pour finir par accompagner, au tout début des années 80, la visibilité de l’inceste, dans le prolongement des luttes féministes (Laurie Boussaguet), tandis que dans les milieux cultivés l’on s’évertuait (sic !), à en défendre la pratique, G.M. en tête, à coups de pétitions et d’articles dans les colonnes des grands journaux (Le Monde, Libération) qui s’ingéniaient à ne donner la parole qu’aux prédateurs : il fallut attendre le printemps 1995 pour que Mireille Dumas, avec son émission «Bas les masques», fasse enfin entendre la voix des victimes. Presque en vain encore : G.M. paradait toujours et poursuivait méthodiquement ses pratiques criminelles. Faut-il préciser encore que dans les années 2000, la pédophilie ne faisait toujours pas partie de l’épidémiologie des comportements d’agressions sexuelles ?... Si bien que tout au long de sa carrière de prédateur, G.M. eut la paix pour construire, avec la complicité de toute cette chaîne qui aujourd’hui, tantôt pousse des cris d’orfraie, tantôt s’excuse elle-même à bon compte, l’impunité de ses crimes et en faire l’incroyable publicité.

C’est au vrai la voie du prédateur que nous donne à découvrir ce document et qu’il éclaire, étape après étape. Ainsi que toute l’ingénierie qui en a permis la longévité. Au fond la chaîne de prédation du monde intellectuel et particulièrement, celle du Livre français… (On croit savoir qu’ailleurs, cela n’aurait jamais pu arriver). Car G.M. a pu disposer de cette formidable caution –un outil- : l’aura de la littérature. Sans elle, son action n’aurait été que besogne. Grâce à elle, il a pu mettre en place un système très au point pour piéger ses proies. Et qu’on n’évoque pas ici Cioran tentant de le disculper, au prétexte que « le mensonge, c’est la littérature » : elle ne justifie rien.

Aujourd’hui des éditeurs gênés aux entournures, et ces journalistes compromis naguère à son chevet, ont décidé de mettre un terme à la bonne fortune d’un auteur qui leur aura apporté argent et notoriété. Mais pour de mauvaises raisons et sans jamais s’interroger sur les conditions de son apparition, et moins encore sur les conditions de possibilité de ses crimes : leur ouvrage. G.M. a pu faire de sa pédophilie une œuvre littéraire et cette œuvre lui a permis de débusquer des proies. Le récit de Vanessa Springora est très clair sur cette question : G.M. a pu utiliser de façon aberrante ce pouvoir dévolu à l’écrivain, sans que personne n’y trouve rien à redire.

On peut évoquer si l’on veut la désagrégation de la littérature pour tenter d’en euphémiser la responsabilité. Prétendre à une crise de l’homme dont elle ne serait que le reflet. On peut évoquer son manque nécessaire de conscience : la littérature ne doit ni ne peut se transformer en un quelconque appareil moral, ce serait mal lui demander, ce serait dangereux de l’y contraindre : cela reviendrait à lui commander de porter des valeurs morales, dont notre société n’a semble-t-il que faire. Tout de même… Car comme l’explique le théoricien de la littérature, Albert Léonard, nous risquons fort, à ce titre, de perdre la littérature comme principe constituant d’un discours sur notre destin. L’autotélisme de la littérature n’est peut-être au fond qu’un renoncement destiné à entretenir cette confusion sur son statut, dont des prédateurs comme G.M. font leurs choux gras. Car… Et si on lisait les textes à travers une lecture impliquant tout l’être ? La crise du concept de littérature et l’affaire G.M. nous invitent en tout cas à en reformuler le questionnement.

Comment lire ce document ? En tout cas pas à la manière des journalistes impliqués, qu’ils le veuillent ou non, dans une bien sombre affaire. On lira donc aussi l’émotion, la description de la descente aux enfers. Dépossédée de ses mots, l’auteure se les réapproprie. Et finit par enfermer le chasseur dans son texte. Le prix de sa douleur, ce n’est pas cette justice d’agrément qu’on lui propose aujourd’hui, mais son témoignage, qui a su condamner définitivement la violation du droit à la vie dont elle aura été victime. Ce témoignage si fort que d’aucuns voudraient la faire taire en mettant en avant leurs bien piètres explications (l’époque) et un sauve-qui-peut pitoyable. Dans son passage d’une mémoire souffrante à une mémoire de la souffrance (Jacques Lecomte), Vanessa Springora s’est défaite de l’amertume qui la recouvrait. Mais pour se réconcilier tout à fait avec elle-même, elle a besoin de cet échange avec ses lecteurs. A nous de nous emparer de ce moment pour faire des crimes de G.M. non pas une simple atteinte à la dignité d’un être, mais aux intérêts collectifs, altruistes, de notre société tout entière. Le temps de l’inventaire qui vient de s’ouvrir avec la publication de cet ouvrage nous engage tous à mieux réfléchir à la place de l’écrivain dans notre société, tout comme au statut du texte. D’autant qu’un discours social est perceptible déjà, dans la disculpation forcenée des acteurs de l’affaire. Sortons l’ouvrage de l’embuscade que ces lecteurs prétendument avertis lui ont tendue déjà. Mille lectures sont possibles encore. Ne serait-ce que l’intérêt qu’il prend à éclairer l’insuffisance de la notion de consentement pour qualifier ce genre de crimes. Un viol sans contrainte ni violence demeure un viol. Voilà qui élargit singulièrement le champ du Droit sur la question, l’abus de faiblesse pouvant articuler une nouvelle manière d’écrire les relations sexuelles entre les êtres.

Le Consentement, Vanessa Springora, Grasset, janvier 2020, 210 pages, 18 euros, ean : 9782246822691.

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