Un père sans enfant, Denis Rossano
La biographie romancée du cinéaste Douglas Sirk, que l’auteur a rencontré en 1981 et dont il a mis longtemps à mûrir le projet. Une biographie toute articulée autour de l’absence du fils de Douglas, Klaus, né le 1er avril 1925, dont la mère, Lydia, le sépara de son père peu après l’arrivée des nazis au pouvoir : cette dernière avait adhéré à l’idéologie nazie, Douglas bien évidemment, non, qui prit en seconde noce une femme juive pour épouse. Le récit ouvre à la fois à une réflexion sur le cinéma de Detlef Sierck (Douglas est le pseudonyme qu’il a pris) et l’anamnèse des rencontres de l’auteur avec Douglas, émues le plus souvent, bienveillantes et généreuses. Et bien sûr, c’est toute l’histoire de cette Allemagne fétide qui nous est rapportée. Dès 1929, alors que la social-démocratie tente de liquider tous les opposants politiques sur sa gauche, l’Allemagne de Weimar ouvrait des camps dans la banlieue de Francfort, pour y enfermer les rroms… Les socialistes n’y voyaient rien à redire : on ne pouvait accueillir toute la misère du monde…
Le récit est aussi émaillé de formidables analyses des films de Douglas, dont Ecrit sur du vent, récit de la déliquescence du rêve américain, mais des réflexions qui ne cesse de traquer cet objet presque unique : la trace du fils du cinéaste, pour montrer combien l’absence de ce fils a imprégné son art. Jusque-là, personne n’avait interrogé Detlef sur ce point intime et douloureux. Personne n’avait trop étudié cette trace déposée film après film dans sa création artistique. Tout comme personne n’avait trop insisté sur les hésitations de Detlef qui, dès les années 1934, sollicité par les nazis pour devenir leur grand cinéaste, hésita à quitter l’Allemagne, pensant que ce régime ne pouvait durer tant l’énormité de ses actes sautaient aux yeux de tous. 1934 : l’Allemagne promulgue déjà les Lois de stérilisation des «inaptes». 1934, une Justice d’exception se met en place contre les «ennemis de l’état». 1934, les juifs n’ont plus accès à l’Assurance maladie… Les «progressistes» voyaient bien l’ignominie de ce régime, mais ils pensaient, à tort, que les allemands le rejetteraient massivement. Il n’en fut rien. En juin 1934, fort du silence du peuple allemand, la nuit des longs couteaux précisaient les intentions nazies. Juillet 34, Hitler obtient les pleins pouvoirs. Juillet 34, un corps d’inspecteur de camps de concentration est créé. Entre temps, Goebbels est devenu le patron du cinéma allemand. Detlef pensait qu’il était possible de continuer à travailler dans cette Allemagne pourtant malsaine. La production cinématographique de cette époque ne démontrait-elle pas qu’il avait raison ? Peu de films de propagande nazie sortait. La production était en fait comparable à celle d’Hollywood : beaucoup de films de divertissements, et quelques films d’auteurs. Aux yeux de Goebbels, devait subsister une marge et surtout, le cinéma ne devait pas s’occuper de politique : machine à produire du rêve, Goebbels veillait à ce qu’il divertît sans fin le peuple allemand… Le cinéma, selon les bons mots d’Eric Reutschler, devait «créer une culture au service de la déception des masses». L’Allemagne nazie s’y employa. Un peu l’idéologie et la production de la télévision française aujourd’hui… Detlef crut qu’il pourrait jouer longtemps la carte de l’opportunisme et filmer ce qui lui plaisait. Coupé de son fils, il commença même à écrire un scénario pour lui. Ce dernier était entré dans les Jeunesses Allemandes dès 1935, pour débuter une carrière de comédien brillante. Klaus aimait le cinéma. Son père était un cinéaste en vue. Il regardait en cachette ses films, poursuivant sa propre carrière jusqu’en 1937, avant qu’on ne le perde de vue. 1937. Une Loi stipula qu’il était interdit désormais d’écrire la moindre critique sur le cinéma nazi, qui devenait intouchable. On ne pouvait plus que décrire ces films. Le pitch... 1937 toujours, le 1er août, le camp de Buchenwald est inauguré, construit sur la colline où Goethe composa ses poèmes. Detlef sortit un film cette même année, qui connut un immense succès. Autour d’un bagne de femmes. Goebbels vit le film, convoqua Detlef, qui sentit que tout devenait difficile, et prit enfin la fuite. En juin 40, il vivait en Californie. En 45, il repartit à Berlin, sur les traces de son fils, en vain. C’est finalement Denis Rossano qui en retrouvera la trace. Poignante.
Denis Rossano, Un père sans enfant, Allary éditions, 29 août 2019, 368 pages, 20.90 euros, ean : 9782370732880.