Rhapsodie des oubliés, Sofia Aouine
Rue Léon, dans le XVIIIème arrondissement de Paris. Quartier de la Goutte d’Or. Post-Lampedusa, dit l’auteur. D’emblée, la rue Léon est comme sa propre caricature, avec ses airs de «ville bombardée»… Le tableau est sombre. Très. Qui fait l’impasse sur les bouleversements sociologiques qui affectent le quartier depuis au moins 15 ans, depuis que les bobos ont envahi le coin et ouvert leur «rue de la mode», où l’on peut découvrir derrière des vitrines tendances des robes de couturier à 1 000 euros pièce… Beyrouth, la Goutte d’Or ? On se demande à quoi joue l’auteur, s’il connait seulement le quartier, s’il n’a pas choisi plutôt de le soumettre à sa propre fantaisie, à cette mythologie très seizième (arrondissement) d’insalubrité publique… Rue Léon… «Une rue de sauvages»… Et d’en rajouter en croquant un Barbès plus noirci que jamais… Du Zola nous dit l’éditeur en quatrième de couverture… Vraiment ? Zola n’aurait pas à ce point trahit ses propres descriptions en déployant un vocabulaire inepte… C’est que notre narrateur, pour en décrire finalement la beauté, ne fait que puiser aux sources du vocabulaire chrétien pour évoquer son «visage de Madone»… Barbès, un visage de Madone ? A quelques pas, une rue plus pittoresque encore. Avec ses appartements ouverts aux quatre vents, des filles de l’Est à poil reluquées par notre héros, Abad, provoquant seins à l’air une émeute au niveau des trottoirs, là où la foule des croyants s’est réunie pour la prière du vendredi soir. On voit le ton de la charge : du Charlie plutôt que du Zola. Abad découvre donc la sexualité. Il a treize ans et déjà, il est comme indomptable. Quand il ne reluque pas les seins des femmes, il imagine des Femens échauffant la Goutte d’or. C’est amusant. Sa pauvre maman syriaque, chrétienne donc, se voit contrainte par les services sociaux de l’envoyer faire une analyse. Etonnamment : depuis quand les services sociaux du XVIIIème arrondissement déploient-ils un tel zèle ? Imaginez : prendre en charge une analyse –sur divan qui plus est- pour sauver les oubliés dudit arrondissement… Passons… Une analyse donc, chez Ethel. L’occasion de farcir le roman de plus de cultures encore qu’il n’en brassait –pas mal déjà, d’Est en Ouest et de Nord en Sud, du littéraire au cinématographique… Passons. Why not ? Sinon que l’analyse en question n’a finalement d’autre objet que celui d’une digression, et d’augmenter le récit d’une période émouvante, sinon poignante, l’Ethel en question ayant éprouvé, traversé, l’épouvante de la tragédie que vécurent les juifs sur le sol français –et nous le contant. Et puis, Abad chez Ethel, on tombe presque dans «La vie devant soi» d’Ajar, après avoir croisé Doinel au fil des pages. La ronde des personnages nous y invite, tout comme elle invitait au «zolisme» -n’ayons pas peur d’un néologisme grotesque… On a ainsi Gervaise, qui vend son corps au fond d’une impasse et dont Abad est devenu le confident. Et Odette, Paris sur les toits, Saint-Bernard. Et un nouveau dans la classe. Un Moldave que notre cher Abad prend en charge. C’est beau. C’est généreux. Avant de s’attaquer au dur du quartier, Omar, qui a décidé qu’il ferait de la rue Léon son califat. Abad renversera le califat d’Omar. Rachetant au passage la voix d’une jeune femme tue sous des tonnes de voile. Peut-être le seul moment un peu enlevé du récit. Voilà. Un beau roman en somme. Qui satisfait le goût téléguidé d’un certain lectorat pour la multiplication des références littéraires, à défaut de multiplier le pain ou le vin. Un livre plus fait pour cette mémoire cultivée que pour la Goutte d’Or.
Sofia Aouine, Rhapsodie des oubliés, La Martinière, 29 août 2019, 252 pages, ean : 9782732487960.