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La Dimension du sens que nous sommes

Ceci n’est pas une cathédrale : l'absolu, oui, mais touristique…

19 Avril 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #DE L'IMAGE

13 millions de visiteurs par an. Soit 35 617 visiteurs par jour, 3 652 par heure, 60 par seconde… Une attraction. Industrielle. Qui pose la question de la gestion des flux. Quelque chose de purement mécanique. Mécanique des fluides : un écoulement qu’il faut rationaliser. Traiter les masses. Certes, elle est «en même temps» le siège de l’autorité épiscopale. Certes, on y dit «en même temps» la messe. Parmi les touristes et les marchands du temple, d’où il est difficile d’apercevoir l’hostie et le calice au moment de leur élévation. L’hostie et le calice dans lesquels les temps se sont contractés et dans lesquels le drame du Golgotha est rendu de nouveau présent, affirmant avec force sa contemporanéité. Certes, elle est le lieu de l’Ecclesia, celui de la communion des églises dans l’église universelle. Elle est le lieu où l’évêque siège, littéralement : son siège trône tout là-bas, hors de portée de la vue. Immense vaisseau gothique symbole de l’unité du peuple chrétien, livré pour partie aux marchands du temple… Elle semble larguer d’année en années ses amarres pour accoucher d’un plan de communication et de développement conforme à l’esprit du siècle. C’est qu’ils sont plus nombreux dehors à piétiner que dedans à prier. Venus moins se nourrir que vérifier qu’ils existent. Un peu, plutôt que bien. Car le touriste ne va pas vers les choses, il ne se rend à aucune rencontre : il est en marche vers des images, dépouille de lieux qui n’existent plus. Ou ailleurs. Et autrement. Le touriste, lui, est en marche vers un signe, celui de sa présence au monde, de son insistance à tenter d’être, quelque chose comme ça. Plutôt qu’être. C’est pour cela qu’il s’efforce d’être dans la photographie qui viendra attester de sa présence. Mille photographies pour s’en assurer, quand ni le  nombre ni l’unité n’y parvient en fait jamais. La cathédrale n’existe pas. Elle n’est qu’une série d’images. Plus ou moins réussies. Elle est son propre fantôme irrésolu, désespérément inachevé dans sa puissance d’être. Vers quoi lui fait-elle signe ? Un signe tamponné d’un nombre d’étoiles suffisantes dans le guide qui lui tient lieu de vérité. Elle est un signe qu’il lui faut codifier, en le mettant à son tour en image. Au plus près des canons qui la font cathédrale. Ici et là. Pas là-bas. Pas ça. Trop près, trop loin, elle est ce qui doit rentrer dans le cadre. Dans la boîte. Dans son empreinte. Celle du guide. Privée d’épaisseur, de profondeur, elle n’est qu’une surface énuclée, qu’une image, reproductible à l’infini. Soustraite à son histoire réelle. A sa chair. Elle est la mort de cette chair, son ensevelissement débonnaire quotidien. Plus rien d’autre que ce fard dont la France s’est badigeonnée pour ressembler à son visage archéologique factice. Rien d’autre qu’une ruine qui s’élève au-dessus de ses ruines, poudrée, reconstituée comme on reconstitue du poisson pour le paner et l’offrir à la consommation de masse. Elle n’est qu’un spectacle. Le coq au bout de la flèche, la flèche détruite, les deux tours. Qui satisfait les attentes des touristes. Une attraction en somme, qui doit peut-être plus à Disney qu’à l’église chrétienne, et qui semble ne devenir elle-même que dans l’accomplissement de son attraction. Elle est cette somme au final, et cette contingence : une sorte d’absolu, oui, mais touristique. Paré du fantastique hollywoodien. Hugo, bien sûr, en digest. Un fantasme qui, mieux que la messe, incarne ce que Morin évoque de la condition touristique : l’espoir d’un au-delà de nos routines. Gargouille et Chimères. L’Annonce faite aux touristes. Qui savent reconnaître leur authenticité. D’un simple coup d’œil. C’est ça qui est bien avec les Gargouilles. Qu’elles sachent si bien s’offrir à notre vue. Des images. Devant lesquelles on passe sans les voir. Car on ne lit plus les cathédrales : on passe devant, sans les voir. Il importe peu de les voir du reste : seuls leurs signes les attestent. Le pilier de Claudel, marqué d’une plaque qui l’authentifie. C’est la plaque qu’il faut prendre en photo. Il faut s’assurer que le signe photographié est bien celui qu’il fallait prendre, qui le destine au partage : sa reconnaissance attestée. Ce que la société touristique prescrit, je dois le trouver. Au haut de la tour, je sais quelle vue prendre. Je sais quel signe échangé. Là. Là-bas. Pas ici. Au pays des ombres, je sais réussir mon voyage. De toute façon, l’organisation industrielle du tourisme a su prendre en charge la production en série des images que je dois relever. La cathédrale est enfin devenue ce monument noyé dans le décor parisien qu’il me faut visiter, non cet événement que la messe promet. Enchanté, béat avant que la fatigue n’advienne, j’ai pu réaliser mon programme. Demain la Sagrada.

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