Jours de travail, John Steinbeck
Les raisins de la colère… Steinbeck peine à achever ce qu’il considère comme le livre de sa vie. Il ouvre un journal de travail pour s’en donner la force. Un journal écrit entre 1938 et 1941, où il n’est question de l’actualité qu’à de très rares moments. L’écrivain peine, s’oblige, s’inquiète : Les Raisins sont à ses yeux un livre d’un autre siècle, écrit dans la forme romanesque du XIXème siècle. Mais il ne sait comment écrire autrement pour installer cette histoire, celle de la Grande Dépression inaugurée par le krach boursier de 39 et qui va prendre fin avec le début de la Seconde guerre mondiale. Les raisins… C’est l’histoire d’une famille de métayers jetée dans la misère et la faim, contrainte à l’exil, avec des milliers d’Okies, ces habitants de l’Oklahoma. Les Joad font route vers la Californie, à la recherche d’une terre, d’un travail, d’un peu d’argent et de leur dignité perdue. Steinbeck fait route avec eux, dans ce «véhicule disgracieux» qu’est le genre romanesque à ses yeux, incapable de rendre compte de ce que le monde traverse. Croit-il. Il veut pourtant conclure sa trilogie DustBowl par ce roman qu’il souhaite grandiose, comme rachetant toute son œuvre sur laquelle il jette un regard amer. Steinbeck sent qu’un nouveau monde émerge et que le genre romanesque lui-même va s’en trouver bousculé. Pourtant, l’Histoire le lui impose. Et dans ce genre qu’il pense désuet. Steinbeck tient le registre de ses journées, se fixe jour après jour un programme qu’il ne peut pas tenir. Ecrire 2 000 mots. 1 500. Il pense au chapitre qu’il doit clore, à celui qu’il doit ouvrir. « Il faut que ce soit un bon livre ». Pourquoi ? A cause de son sujet ? De cette tragédie que vivent des millions d’américains jetés dans les affres de la misère ? Il veut réussir « le meilleur truc que j’ai jamais tenté ». Alors il compte jour après jour le nombre de mots qu’il écrit. Le roman prend de l’ampleur, le mène là où il ne pensait pas aller. « Pour la première fois je travaille sur un livre véritable », note-t-il dans son journal le 11 juin 1938. Steinbeck déplore son ignorance, lutte sans cesse contre sa paresse. Rien n’est facile dans cette gestation. L’épuisement le gagne, le découragement, mais il faut que le livre avance. Il n’en dort plus, se rappelle à l’ordre. S’y mettre. S’y remettre. Le 30 juin 1938, le Livre Un est achevé. Steinbeck note : « J’ai grandi de nouveau pour aimer l’Histoire qui est tellement plus formidable que moi». Il se fait « partisan du peuple ordinaire », c’est sa responsabilité devant l’Histoire, devant cette œuvre qu’il écrit. Anxieux au moment d’ouvrir le second livre par un chapitre qui doit « en porter toute la chair », d’emblée. Déjà il pressent que ce roman qui lui aspire toute son énergie s’est fait le témoin d’une Histoire qui le dépasse. Et qu’à son achèvement, une bonne partie de sa vie sera finie. «Ce livre est ma vie». Qui passe dans sa rédaction par des moments de désespérance et d’enthousiasme, révélant souvent un Steinbeck « vacillant et misérable ». C’est sa femme, Carol, qui trouve le titre le 2 septembre 1938. « Le livre enfin existe », note John. Qui ne se considère « toujours pas écrivain moi-même »… Le 6 septembre, il note un petit écho de cette Europe, «toujours sous tension. Hitler attend une éternité pour parler. Peut-être la guerre, mais je ne pense pas. Je pense qu’il est presque au bout de toute façon. Cet état est sur le point d’exploser». Le 12 septembre il attend le discours d’Hitler. Steinbeck ne croit toujours pas à la guerre. Chamberlain est allé rencontrer Hitler pour tenter d’éviter la guerre. Mais elle approche pourtant. Le 27 Steinbeck note que Hitler semble «se dégonfler». Puis plus rien. Le 16 octobre 1939, dix jours après avoir achevé la première version des Raisins, il note sobrement : « la guerre a éclaté, mais les livres ont continué à se vendre». Une guerre sans forme à ses yeux, avec cette « France qui ne fait rien ». Le succès des Raisins est énorme. Dans la foulée les droits sont rachetés, une pièce va être montée. « Je ne sais plus quoi faire », écrit alors Steinbeck. Il recevra le Prix Nobel de Littérature en 1962.
Jours de travail, John Steinbeck, Les journaux des Raisins de la colère, édition Seghers, traduit de l’américain par Pierre Guglielmina, préfacier, coll. Inédit, décembre 2018, 214 pages, 19 euros, ean : 9782232129834.