« Un fonctionnaire, quand il n’est rien d’autre qu’un fonctionnaire, c’est quelqu’un de très dangereux » (Hannah Arendt)
« Ça ne peut pas être vrai »… La police française ne peut pas sciemment blesser, mutiler, estropier.
C’est en 1942 qu’Hannah Arendt réalise vraiment l’ampleur et la réalité de l’extermination des juifs d’Europe. Auschwitz. Elle est sous le choc. Ne peut y croire. Sur les bords de l’Hudson, seule la poésie lui permet d’encaisser le choc. « Morts, que voulez-vous ? ». Elle est sous le choc, parce que l’ampleur de la répression va au-delà de toute nécessité de guerre, comme au-delà de toute nécessité politique. Cela n'aurait jamais dû se passer. Pourquoi cela a-t-il lieu ? En 42, Hannah Arendt cherche à comprendre et se lance dans sa grande enquête intellectuelle : Les origines du Totalitarisme. Qu’est-ce que le camp d’extermination dit de notre situation historique. Elle écrit de nombreux articles qui formeront la trame de son essai, dont les premières ébauches verront le jour en 1945. Il s’agit pour elle de tenter de comprendre des faits révoltants. L’idée centrale de son œuvre, c’est celle-ci : le Totalitarisme, c’est la fabrication d’une société unanime, c’est l’anéantissement de l’espace public comme espace ouvert au conflit politique, c’est la réfutation du conflit nécessaire à l’accomplissement du destin démocratique des sociétés, c’est le refus du dialogue, du discord, c’est la volonté de clore entre les hommes cet espace de l’échange, du pluralisme, où peut naître quelque chose comme la liberté, qui n’est rien d’autre que la capacité d’engendrer un nouveau commencement. Le Totalitarisme, c’est le point de vue unique et l’aveuglement qu’il engendre, mais surtout, c’est ériger en vertu l’incapacité à changer de point de vue. Le Totalitarisme, c’est le mensonge permanent et le refus de voir. C’est pourquoi la répression y devient le seul horizon possible et les forces de répression, l’institution autour de laquelle la Nation s’immobilise. Le Mal radical, analyse Hannah Arendt, surgit avec la propagande de masse -quand les médias ne donnent voix qu’aux forces de répression-, et la bureaucratie : quand les hommes décident d’obéir aux ordres sans en discuter l’éthique. Qu'est-ce qu'un fonctionnaire ? Un homme quelconque, qu’aucune haine ne meut. Il ne pense pas : il accomplit son travail au plus près des ordres donnés. On sait à quoi ce zèle aboutit. Le fonctionnaire modèle est un rouage, celui d’une machine où personne ne semble jamais prendre ouvertement de décision. Le fonctionnaire fonctionne. On lui dit de tirer à tir tendu sur la foule, il tire à tir tendu sur la foule. On lui dit de jeter des grenades de désencerclement dans la foule, il jette des grenades de désencerclement dans la foule. Sa fonction lui permet de ne pas penser aux conséquences. Il n’y pense donc pas. « Un fonctionnaire, quand il n’est rien d’autre qu’un fonctionnaire, c’est quelqu’un de très dangereux », écrit Hannah Arendt. C’est cela la banalité du Mal moderne : un fonctionnaire mu par une étroitesse d’esprit hallucinante. Un homme qui a besoin de croire qu’il agit conformément au Droit en vigueur, en faisant abstraction de tout ce qui pourrait contredire la réalité de son geste : les vies mutilées. La leçon d’Hannah Arendt, nous la vivons aujourd’hui : ce n’est pas le mal qui est banal, c’est la banalisation du Mal qui l’est. Il faut maintenant l’analyser, non dans le cadre lointain de l’Allemagne nazie, mais le nôtre : il faut faire l’analyse politique des conditions de production de cette banalisation du Mal. Et avec Hannah Arendt et Lucrèce, affirmer avec force qu’on ne juge pas un fonctionnaire à son emploi, mais à son éthique.