En Marche vous ordonne d’être sereins, puisque le Marché est jovial…
De quoi avons-nous peur ? L’entrée en matière du philosophe Pierre-Henri Tavoillot promettait un beau questionnement : la peur était, à l’entendre, le principal sujet de la philosophie. De la peur de la mort à celle de l’avenir, voire à celle du passé qui nous hante. J’attendais, à entendre son introduction, Tavoillot évoquer Homère, le moment Calypso de la rupture du grand poète avec la mythologie pour entrer de plain-pied dans la réflexion philosophique sur la Vie Bonne. Mais non, Tavoillot poursuivait, de convention en banalité, une réflexion de classe de terminale, évoquant l’homme sage, capable de s’arracher à ses peurs. Rien de bien nouveau, de la philosophie de comptoir solidement arrimée à ses poncifs. Et puis très vite, le propos a tourné à l’aigre. C’est que Tavoillot entendait nous parler de cet apparent paradoxe d’une société, la nôtre, qui n’aurait jamais été aussi sécure et cependant jamais aussi apeurée. Et de dérouler le fil de ces «grandes et petites peurs» de nos concitoyens, devant l’emploi, la nourriture, les boissons, le climat, etc. Une infinité de peurs insignifiantes à ses yeux, alors que nous vivrions une époque «formidablement» sécurisée – et Tavoillot d’évoquer ces assurances prises sur le chômage, l’éducation, la santé, que sais-je encore, pour balayer nos peurs vétilleuses d’un geste las, préférant à ces anxiétés misérables l’évocation de l’épouvante millénariste qui confinerait au grotesque dans le cas du catastrophisme écologique, une autre superstition écartée d’un revers méprisant de la main comme une diablerie contemporaine… Tavoillot devait pourtant en rajouter sur ce chapitre, tant la peur millénariste lui paraissait digne d’intérêt, pour évoquer cette fois la construction de nouveaux «diables» dans ces dénonciations de l’industrie agro-alimentaire dont nos contemporains comploteurs jurent qu’elle «conspire secrètement à nous empoisonner»… Allons bon : Monsanto voudrait nous empoisonner ? Le glyphosate, dangereux ? Une farce, à ses yeux, que celle de méchants laboratoires pharmaceutiques et autres Bayer, jadis occupés à expérimenter sur des êtres humains dans les camps de concentration ces médications de rêve qui allaient déferler sur nos sociétés, soit disant engagés aujourd’hui dans un complot mondial contre notre santé… Ces dénonciations, affirmait-il, ne seraient que procès en sorcellerie, alors que, objectivement, «on aurait tous des raisons de se réjouir ». Ben voyons… Mieux : à l’entendre, dans cette société d’assurance et de confort qui est la nôtre, la peur serait devenue un impératif, tenez-vous, encouragé par des médias, critiques de notre situation sociale et politique… La peur serait même devenue une vertu, un devoir, inscrit dans la faconde du déclin de l’occident… Alors que, tenez-vous toujours, il est «possible de vivre sereinement» dans nos démocraties... Sereinement ? Oui, devait-il nous assurer, mais à certaines conditions. Et là, cela vaut son pesant d’or de l’écouter : à la condition de ne pas remettre trop en cause l’Etat, le Marché et l’Assurance (un concept fourre-tout qu’il s’est forgé pour évoquer sans doute ce qu’il reste de feu l’état providence), ces trois «sécuriseurs» (dans le texte) de nos existences. Vous avez bien lu : les trois piliers sans lesquels notre sécurité vacillerait… Entendez bien : la condition de notre vie bonne serait de ne pas les remettre en cause, voire de ne pas trop leur en demander puisque c’est tout ce qu’il nous reste et qu’à tout prendre, ce reste, même ramené à sa part congrue, n’est pas pire que… quoi au juste ? Vivre au Moyen Age, empoigne-t-il en exemple… Quelle fumisterie ! Il faudrait donc simplement «mieux combiner» ces trois sécuriseurs, plutôt que de vouloir mettre autre chose à la place, désir qui, de toute façon, n’exprimerait à ses yeux qu’une «nostalgie infantile»… Les bras nous en tombent… Dans quel monde Tavoillot vit-il ? Les peurs qui s’expriment en France seraient illégitimes, déraisonnables, irrationnelles ? Vraiment ? Le chômage de masse, la misère de masse, la précarité de masse et on en passe, de ces lois qui jour après jour détricotent justement ce pilier de «l’assurance» qu’il nous refile enrobée d’un vague tissu de ratiocinations philosophiques… Les peurs des français seraient infondées ? Et que dire de son mépris des mises en garde que jour après jour nous discernons, ahuris, devant la catastrophe écologique qui se prépare ? Ah, mais c’est que Tavoillot n’a voulu prendre pour interlocuteurs que ces illuminés prophètes de la fin du monde… Sérieux ? Quand la leçon de Fukushima n’est pas de faire en sorte que cela n’arrive plus, mais de nous y habituer ? On pourrait multiplier à l’infini les raisons de ne pas écouter Tavoillot se faire le chantre d’une Marche béate vers la soumission au Marché et s’en détourner, décillé. Mais quand le même prétendu philosophe ne sait même pas se documenter convenablement et ignore par exemple les études d’un Robert Hunter Wade sur les mesures de l’étendue réelle de la pauvreté dans le monde, ou celles d’un David Dollar, ou les réflexions des Agamben, Critchley, Springer sur la Démocratie et ses typologies, on ne peut qu’en être scandalisé qu’il faillisse à ce point à sa tâche de philosophe. A moins qu’il ne se soit fait lui-même idéologue de cette terreur dissimulée qui déferle sur le monde et qui a nom néolibéralisme.
La peur, du point de vue philosophique, Pierre-Henri Tavoillot, éd. Frémeaux & Associés, mai 2018, 3 CD MP3, durée d’écoute : 3h 34 minutes, 29,99 euros, ASIN: B07CRN5CPZ