La Faim, Martin Caparrós
25 000 êtres humains meurent chaque jour de faim dans le monde. Martin Caparrós en dresse l’état des lieux, pays par pays, au plus près des êtres qu’il a vu mourir. Il raconte ainsi cet hôpital de fortune, cette femme soulevant son enfant pour l’attacher sur son dos comme le font les mères africaines pour porter leurs enfants. Sauf que là, l’enfant est mort et ce qu’elle ramène, c’est son cadavre. Martin Caparrós raconte nos compassions oubliées : le Biafra dans les années soixante. Nos promesses oubliées : l’Occident promettait d’éradiquer la faim. Il le pouvait. Mais aujourd’hui, on ne parle plus des enfants affamés du Tiers-monde, qui ne s’appelle du reste plus ainsi. Ils n’existent même plus, même s’ils sont des milliers à mourir chaque jour : leur famine est devenue routinière. La disette, chronique. Comme au Sahel, en Somalie, au Bengale, etc. … Des centaines de millions d’êtres humains, pas loin du milliard, vivent au quotidien la famine. On ne sait combien exactement. On ne compte plus. Il en meurt beaucoup, voilà tout. C’est trop loin de nous, sur le plan de l’imaginaire. Peut-on imaginer une vie où il n’est pas possible de concevoir si l’on pourra manger demain ? Peut-on imaginer une vie qui se ramène à rien ? Juste trouver à manger. Pas grand-chose au demeurant. Jamais un vrai repas. Impossible à imaginer n’est-ce pas : c’est tout juste si on se demande comment se nourrissent les migrants en France, les mineurs abandonnés dans nos propres rues. Ceux qui n’ont aucune visibilité dans notre monde de communication. Près d’un milliard d’êtres humains meurt de faim. Ces mots ne revêtent aucun sens. « Mon livre est un échec », affirme Martin Caparrós. Un échec parce qu’il ne sert à rien. Parce que ces 900 millions d’êtres humains ne seront pas sauvés. Ils vont mourir. Ils meurent. Toutes les 5 secondes, 1 enfant de moins de 10 ans meurt de faim. Tandis que dans son état actuel, l’agriculture occidentale est capable de nourrir 12 milliards d’êtres humains. Comment parvenons-nous à vivre en sachant que ces choses existent ? Pays par pays, Martin Caparrós étudie les structures de la faim. Au Niger, c’est simple : tracées par l’occident, les frontières ont dessiné le pays le plus désolant de la planète, où les ¾ des terres sont stériles… Martin Caparrós a également enquêté auprès des médecins : c’est quoi, avoir faim ? Que se passe-t-il quand on a faim ? La réponse est terrifiante : un corps affamé est un corps en train de se manger lui-même. Sucre, graisse, masse musculaire. Tout y passe. Sans compter que cet affaiblissement généralisé l’expose à tous les virus. La peau elle-même servira de combustible. Elle se fendille, le corps se recroqueville et chaque étape fait mal. Mais il n’en a pas fait le sujet de ses réflexions. Le sujet de la faim n’est pas la faim, mais celui de l’humanité des hommes. Aïcha, Ismaïl. Ils sont 2 milliards en réalité, dans le monde, à souffrir d’insécurité alimentaire. Et 900 millions à en mourir. Dont 20 millions de nourrissons qui naissent avec des carences. Car les femmes représentent 60% des affamés. Des mères sous-alimentées qui nourrissent des bébés sous-développés. Martin Caparrós rapporte des témoignages précis, des noms, par milliers, des personnes qu’il a rencontrées. Hussena, Marïama, Abdelaziz. Des millions, qui vivent dans des régions pour lesquelles le FMI a décrété un jour que les états ne devaient plus subventionner leurs paysans. Concurrence oblige. Ni leur garantir un prix d’achat minimum. Ni réguler les prix. C’est cela, la réalité de notre responsabilité. Entre 1980 et 2010, la part de l’aide internationale accordée à l’Afrique agricole est passée de 17% à 3%. Dans le même temps, l’Amérique et la France par exemple, subventionnaient leur agro-agriculture en y investissant 300 milliards de dollars par an. Et cette agriculture industrielle rachetait les terres en Afrique, liquidant là-bas, loin, les exploitations familiales : il fallait mieux utiliser les terres agricoles, affirmait-elle, les mettre au service du commerce mondial du café, du thé, du soja OGM, etc. … L’Afrique, peu à peu, devint l’otage des marchés internationaux contrôlés par les multinationales occidentales. Si bien qu’entre 1980 et 2010, brutalement, la production locale fut remplacée par des denrées alimentaires importées d’Occident… Privés de débouchés, des millions d’agriculteurs africains furent jetés dans la plus extrême misère. Parmi les 50 pays les plus pauvres, 46 achètent aux pays riches plus de denrées alimentaires qu’ils ne leur en vendent. Alors que pendant plus d’un siècle, l’Afrique était exportatrice net de denrées alimentaires. Mais la logique de la mondialisation libérale était à ce prix. John Block, secrétaire agricole de l’administration Regan n’avait-il pas affirmé que : « l’idée selon laquelle les pays en voie de développement devraient se nourrir eux-mêmes est anachronique. Ils doivent plutôt s’en remettre aux produits étasuniens, dans la plupart des cas moins coûteux »… Les africains devaient ainsi abandonner cette activité, alors qu’aux 2/3, ils étaient paysans… Pouvons-nous encore parler de famine dans ces conditions ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un génocide de basse intensité parfaitement orchestré par les pays occidentaux ? Où la bourse de Chicago, créée il y a une vingtaine d’année, et où les denrées agricoles sont cotées en bourses comme des valeurs quelconques, tient lieu d’arme de destruction massive ? Songez : on gagne 50 fois plus d’argent à spéculer sur le blé qu’à le produire. C’est ça la réalité de notre responsabilité.
La Faim, Martin Caparrós, traduit de l’espagnol (argentin), par Alexandra Carrasco, Buchet-Chastel, octobre 2015, 782 pages, ean : 9782283028865.