L’éducation de Jésus, J. M. Coetzee
La suite de L’Enfance de Jésus, du même auteur. Exilé cette fois à Estrella, une petite ville de province. David, l’enfant précoce, y est réfugié avec sa famille : Inès et Simón, qui n’est pas son père biologique. Inès n’est du reste pas sa mère. Pas vraiment. A leurs trousses, les autorités de Novilla. Inutile de poursuivre ce fil, on a compris la métaphore. Exilés, migrants, ils se sont faits ouvriers agricoles, tandis que David, en grandissant, ne cesse de s’interroger sur ses origines, son identité réelle… Simón s’inquiète de son éducation. L’enfant est doué mais rétif à tout apprentissage. Il lui faudrait des profs doués donc. L’occasion de très belles pages de méditation sur l’apprentissage des mathématiques ! D’interrogations facétieuses bien que fondées, comme celle de savoir ce qui engendre le passage du 1 au 2, dans la numération, et à quoi peut bien ressembler ce 3 trinitaire, avec lequel David a bien du mal… Qu’est-ce qu’un nombre ? Un chiffre ? Et le langage qui en rend compte ? Finalement, David rentrera à l’Académie de danse, où la question du savoir semble posée de la façon la plus déconcertante qui soit : la danse s’y dessine comme propédeutique aux savoirs usuels, qu’on n’enseigne pas. Tandis que David ne cesse de poser des questions intrigantes, alors que ses parents l’ennuient… L’Académie est peu portée sur la lecture : c’est la musique, en fait, qui sert de support, autant à l’apprentissage des maths que de la lecture, laquelle n’est pas enseignée mais laissée au loisir des enfants. Surpris par de telles méthodes, Simón ne peut que constater que David, lui, s’enthousiasme pour ses cours, exigeant même de ses parents qu’ils le placent en internat, où il fait la rencontre de Dimitri l’obscur, l’illuminé amoureux d’Ana Magdalena, leur professeur charismatique de danse. C’est depuis cet environnement trouble que David observe le monde, apprend à le connaître, à comprendre les hommes d’un univers sans guère de morale probante… Il écoute, attentif, Dimitri, qui s’est fait le «chien» d’Ana, partout à la suivre, à la renifler, et qu’il finira par tuer, sans trop savoir pourquoi… Curieuse passion au demeurant, que l’on a cru longtemps infondée et dont on découvrira qu’elle était partagée… la belle et la bête en somme, ouvrant dans le roman une fenêtre sur l’ignoble. Après l’assassinat, David sera envoyé à l’Académie de musique. Mais il ne peut oublier Dimitri, qui a marqué de son empreinte les enfants de l’Académie de danse. Etait-il fou ? La question a-t-elle un sens ? Qu’est-ce qui pourrait prendre sens, au demeurant, dans un monde qui ne cesse de s’exiler lui-même ? Dans un monde où nul n’est lui-même ? Qui écouter dans un tel monde ? Qui suivre ? Qui condamner ? Qui pardonner ? C’est depuis la confusion dans laquelle Simón est jeté que tous les événements nous parviennent. Simón, qui veut littéralement dire en hébreu : «Dieu a entendu ma souffrance». Simón, qui ne cesse d’être le témoin tout autant que l’objet des souffrances des uns et des autres. Jeté sur une terre décousue où les villes portent le nom de comètes, où les gens sont contraints de parler des langues qui leur sont étrangères, où ils sont contraints d’improviser leur survie sans jamais pouvoir rien apprendre, ni métier, ni éducation. Le monde dans lequel nous plonge Coetzee est un monde d’errance, où rien ne peut se transmettre, parce qu’il n’y a rien à transmettre… Quel roman d’éducation alors, tordant le cou au genre, n’ouvrant qu’au désert du grand vide qui nous étreint et où l’absence de passion nous achève.
L’éducation de Jésus, J. M. Coetzee, édition du Seuil, traduit de l’anglais par Georges Lory, octobre 2017, 328 pages, 21 euros, ean : 9782021351118.