Nous sommes tous la Pègre : Les années 68 de Blanchot, Jean-François Hamel
Mai 68. Blanchot est dans la rue. Sur les barricades. Du côté des émeutiers, émeutiers lui-même, moins le pavé à la main que le tract. Moins révolutionnaire qu’insurrectionnel. Anonyme. Il s’est (presque) dissout dans la masse. «Nous sommes tous la Pègre». Le titre est mal choisi, même s’il reprend ce mot méprisant du Ministre de l’Intérieur de l’époque pour évoquer les émeutiers du quartier latin. Chienlit n’aurait pas été meilleur, certes. Mais émeutiers, oui. La Sorbonne est donc occupée. Blanchot comprend immédiatement que ce qui arrive est immense. Et tant pis si cela doit avorter : il faut y être. Engagé. Résolument. Mais pas comme un maître à penser. Nous n’avons que faire des maîtres à penser, cette maladie infantile de l’intelligence qui nous vaut aujourd’hui de courir encore après les quelques bons mots imbéciles des maîtres déclarés. Nous n’avons que faire du modèle du grand homme. Nous n’avons que faire du stéréotype de l’homme providentiel. Et Blanchot n’en a que faire lui aussi. La rationalité de l’Histoire, telle qu’un Hegel voulait la poser, trouvant dans l’homme providentiel sa fin, est une supercherie. Juste une ruse de la raison réactionnaire pour soumettre les peuples à leurs nouvelles idoles. Mai 68 battit en brèche cette opération retorse par les débordements d’étudiants hirsutes. Nous n’avons que faire d’une avant-garde intellectuelle, fourbissant déjà notre asservissement. Il n’y a pas de regard surplombant l’Histoire. Blanchot l’a bien compris, qui disparaît au sein du comité anarchiste auquel il participe, militant parmi d’autres. Mai 68. Jean-François Hamel nous éclaire sur la formation de ce fameux Comité Etudiants – Ecrivains. Le Comité est pris de fièvre, se déchire, se réunit tous les jours. Les plus authentiques veulent agir, non littérairement, mais dans la rue, sur les barricades. Les autres, pousser leurs avantages de notables. Blanchot est des premiers. Il comprend que l’Histoire veut nous refiler ses plats mille fois réchauffés, que les notables des Lettres vont déjà à la soupe chercher leur pitoyable pitance dans ces débats sans fondements où l’on glose des bienfaits de la démocratie parlementaire améliorée. Mais ce n’est pas la Révolution qu’il vise : c’est ce moment de discontinuité où a surgi la puissance sauvage de la contestation, qui congédie ici et maintenant tous les pouvoirs. La multitude a fait irruption, qui n’aspire pas à gouverner mais à abolir cet ordre malsain qui est le nôtre aujourd’hui encore, cette Cinquième haïssable qui dégouline d’abjection. Blanchot court les rues un tract à la main pour signifier qu’il n’appartient pas à la mouvance révolutionnaire mais à l’Insurrection. Que ce soulèvement soit pur disjonction du temps ! The Time is out of joint, affirmait Hamlet. C’est exactement cela : il faut juste dégonder le Temps, séparer l’Histoire d’elle-même et non tenter déjà de domestiquer l’impériale force disruptive qui vient d’éclore. C’est cela que Blanchot veut préserver. Et c’est cela qu’à bien des égards, le soulèvement de Mai 68 voulait gagner en refusant d’être, tel un fait révolutionnaire, le fondement d’un nouvel ordre public. Alors Blanchot court les rues. Il n’est plus Blanchot, il n’est rien. S’insurgeant partout contre cette prétendue nécessité anthropologique du chef, Blanchot affirme haut et fort que la démocratie représentative n’est qu’un instrument de domination des peuples. Que l’heure n’est pas à sa réforme. Blanchot veut juste vivre ce moment en insurgé. S’engager dans une critique radicale de la représentation politique et empêcher les chefs d’être chefs. Et il le fait non pas en signant des tribunes de son nom prestigieux, mais en s’associant à des écritures collectives, à travers cette littérature de rue que forment les tracts, les slogans sur les murs, les affiches de Mai 68. Anonyme. Juste participant à cette circulation anarchique des textes, qui s’oppose avec une force inouïe à la production et la circulation des textes d’autorité destinés à réguler l’espace public. Et ce qu’il découvre, loin de sa tour d’ivoire, ce n’est pas l’autonomie de la littérature comme seul horizon qu’un écrivain devrait gagner, cette tarte à la crème des auteurs soucieux de leurs privilèges, ce n’est pas ce fond d’impuissance où vagit leur liberté, c’est au contraire la nécessaire immersion des lettres dans le flux impersonnel des discours insurrectionnels, seule condition de possibilité d’un renouvellement poétique. C’est la rumeur de la foule qu’il découvre et dont il comprend qu’elle seule fonde la possibilité de la rupture. Il comprend que l’ancien ordre des Lettres n’ouvre qu’au pitoyable de la réputation, mais que l’œuvre, elle, trouve dans la foule ses conditions de possibilité. Ce n’est pas l’espace littéraire qui importe, sa fameuse autonomie, autotélie, mais encore une fois l’espace public. La souveraineté de l’œuvre est là, dans cette pure figure du dehors qu’est l’espace public. Et quand l’écrivain intervient dans l’espace public –c’est la leçon que nos bons maîtres patelins devraient méditer-, ce n’est pas pour y exercer sa magistrature, mais pour se tenir dans «le frémissement du dehors», où il perd d’un coup toute certitude pour faire enfin «l’épreuve d’une communication indéterminée, aussi complète que nulle». Descendre dans la rue, c’est s’ouvrir à ce dehors et non le surplomber. Car la rue n’est pas un lieu clos où l’histoire est déjà écrite, mais un champ d‘expérience, des seules expériences qui nous sauveront de la médiocrité des certitudes qu’il nous reste à gober.
Nous sommes tous la Pègre, les années 68 de Blanchot, Jean-François Hamel, éditions de Minuit, coll. Paradoxe, janvier 2018, 134 pages, 14,50 euros, ean : 9782707344175.