Jérusalem, de Alan Moore
Northampton. Plus de mille-cinq-cents ans d’histoire. Non pas en couches feuilletées disposées savamment à l’emprise du regard historien mais bien présentes, là, conjointement, dans le moment du récit. Non pas une profondeur historique inouïe, quelques Jérusalem accumulées au fil des siècles et empilées les unes sur les autres au fil des catastrophes et qu’une mémoire farouche aurait su raccommoder, mais le fil d’un univers littéraire où la construction de la cathédrale Saint Paul, au XIXème, serait contemporaine de la mort de Lady Di. Avec les Boroughs en toile de fond, ce quartier populaire éventré, égaré dans nos imaginaires accablants d’aujourd’hui et dont seul importe de savoir ce que nous en avons fait. Les Boroughs ! C’est toute la culture ouvrière de cette longue séquence éprise de justice qu’Alan Moore convoque, hagard : que lui est-il arrivé ? « Comment a-t-elle pu disparaître à ce point ? Dans une fresque qui est comme une gigantesque parenthèse qui viendrait clore un temps auquel les historiens n’ont pas songé à donner un nom, enfermés qu’ils étaient dans leurs découpages tatillons à tenter de promouvoir leur post-modernité si mal désignée comme le dépassement ludique des temps anciens… «Justice !» en serait, sinon le nom, du moins le cri de cette longue période qui s’achève aujourd’hui dans l’oubli des pauvres dont nous sommes tous les apparitions en réalité ! De cette Justice que les rues ne connaissent pas désormais et que le prolétariat tenta naguère d’inventer. Les Boroughs ! C’est en effet toute la question du destin du prolétariat qui nous est posée là, et plus encore bien sûr, dans l’évidence romanesque de cette œuvre puissante : celle de notre rapport au monde, ce monde que nous avons défait gaiement, mus par une curieuse injonction au désir libéral qui aujourd’hui scintille sous la forme d’une mort collective annoncée. Car l’injonction au désir libéral finit dans le morbide de cette pseudo fatalité de la misère à grande échelle. Justice donc ! Dont nous avons tout oublié. Une Justice qui dès les premiers chapitres ne semble pouvoir nous revenir que sous la forme d’une révélation improbable… Mille-cinq-cents ans d’histoire, mais surtout celle du XIXème siècle : ce cheminement d’un monde ancré dans le paradigme de la raison. Exit celui du Saint Esprit, exit celui de l’imaginaire, bien que le roman ne cesse de démontrer qu’au fond la raison ne tient jamais ses promesses sans le secours de l’un ou de l’autre… Et c’est précisément pourquoi il est puissant, construit en chapitres qui ne cessent de se répondre, bâti en reprises anaphoriques incessantes d’une histoire l’autre, livrant lentement leurs raisons d’être. Alan Moore fait des Boroughs le centre de notre histoire commune. Et se faisant relève l’immense défi baudelairien de réaliser l’œuvre romanesque qui ressortit à la grande annonce de Baudelaire dans son fameux article du Figaro (le peintre de la vie moderne), inventant le paradoxe de cette modernité qui tant nous a tenu à cœur : « la modernité, écrivait-il alors, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ». Jamais œuvre romanesque ne répondit aussi bien à cette définition, à rendre les époques pareillement contingentes sous les aventures des personnages qui les fondent et ces derniers fugitifs, sans cesse étrangers à leur destin. Peut-être même vient-il clore la longue nuit libérale qui faillit nous faire croire que le commencement d’un lendemain heureux devait camper sur la destruction de l’homme. Elle est comme un manifeste pour une poétique du re-commencement. Rien d’étonnant alors à ce qu’il y ait du Joyce dans Moore, dans ces voix par exemple qu’un langage «ouvrier» disparu contamine et qui tranchent dans le vif des rhétoriques nationalistes pour travailler celles du Borough. Des voix qui dénaturent et la phrase et le récit, comme à la recherche d’une poétique du peuple telle qu’un Joyce tentait de l’énoncer.
Jérusalem, de Alan Moore, traduit de l’anglais par Claro, éditions Inculte, collection Inculte/Dernier, août 2017, 1265 pages, 28,90 euros, ean : 979-1095086444.