Le déni politique des anti-abstentionnistes et ses conséquences
Les faits tout d’abord. Macron a été élu avec une large majorité de voix et dans le même temps, jamais, depuis 1969, le nombre d’abstentions, de votes blancs et nuls n’aura été aussi élevé, jetant à bas l’un des arguments des anti-abstentionnistes, selon lequel un taux élevé d’abstentions permettait à la candidate du Front National de passer. Etait-ce prévisible ? Oui : le report des voix Fillon, des voix Hamon, et d’un tiers des voix des Insoumis le prédisait. Marine Le Pen était battue d’avance, les élections pliées dès la fin du premier tour.
Etait-il immoral, dans ces conditions, de s’abstenir ? «Immoral», puisque c’est en ces termes que le débat a été posé par les médias et le principal intéressé : Emmanuel Macron. Et surtout, quelles sont les conséquences d’un tel positionnement sur une question qui n’aurait jamais dû cesser d’être posée en termes politiques ? D’autant que le débat s’est inscrit dans une démarche publique, coercitive donc, n’hésitant pas à s’adresser à tous au nom d’une sorte de vertu citoyenne bien en peine de se définir clairement. Quelle vertu était en effet en jeu, là ? Celle de sacrifice ? De courage ? D’espoir ? Nul n’en saura rien : le second tour passé, notre vertueux corps expéditionnaire anti-abstentionniste s’est aussitôt assoupi pour cinq ans, laissant croître de nouveau tranquillement le FN…
Parmi les arguments avancés, celui de l’utilitarisme. On en connaît les soubassements philosophiques : la morale utilitariste passe par l’examen des coûts et des bénéfices. Très néolibéral ça… Macron élu plus largement encore aurait assuré une victoire sans coup férir contre le danger fasciste, nous assurait-on. Une victoire ? Mais… A moins de s’abuser sciemment, force est de reconnaître que non seulement le FN n’est pas défait, mais qu’il est à peine battu et ce, en augmentant encore son implantation nationale… Le bénéfice, on le voit, aura été piètre : celui de repousser de cinq années… Mais quoi au juste ? L’issue de la prochaine présidentielle qui de nouveau devra prendre tout le corps républicain en otage pour le sommer de voter encore «barrage» ? On a fait des abstentionnistes les otages de la contingence lepéniste. Parfait. Mais n’existe-t-il pas des intérêts moraux supérieurs qui anéantissent le concept d’utilité ? Quels sont les fondements des droits moraux ? Imaginez qu’une majorité écrasante n’ait que mépris pour une minorité… Point n’est besoin de développer : l’Histoire nous a fourni la clef de cette compréhension tragique des conséquences de l’oppression majoritaire… Le respect de la personne humaine en tant que fin et non moyen doit dicter en toute circonstance notre jugement moral. En faisant dériver les principes moraux du désir d’unanimité électorale, on aura simplement contribué à étendre à tout le corps électoral le champ de possibilités de la haine. Et en prime, on aura asservi notre idée de liberté à des fins extérieures…
Fallait-il donc maximiser le score de Macron ? La morale utilitariste aide à mieux calculer, non à discerner. Qu’est-ce qui était moral là-dedans ? Dans tout jugement moral, le mobile doit prendre sa pleine valeur. C’était quoi, les bonnes raisons de voter Macron, sachant que le FN n’a pas été défait, ni sérieusement combattu tout au long des cinq années qui ont précédé cette élection ? En posant la question en terme moral, les anti-abstentionnistes n’ont fait que protéger ce voile d’ignorance que les abstentionnistes ont tenté de lever : les raisons de la présence du FN au second tour de l’élection présidentielle. Ces raisons, affirment-ils, relèvent de la responsabilité de la classe politico-médiatique qui, pour assurer sa domination, n’a cessé de promouvoir le FN. Ainsi, la volonté à l’œuvre dans le faux dilemme que l’on nous a imposé n’est pas si difficile à débusquer : le FN n’est que l’autre face du Janus sans lequel le système mis en place pour soustraire la démocratie à la souveraineté populaire ne tiendrait pas une seconde. Il appartient à chacun, si l’on veut être moral, de s’en poser la question. Et tout compte fait, de réaliser que dans un tel système, le président Macron ne représente pas même 20% des français ! Mais entretemps, les conséquences de ce déni auront été immenses : celle du maintien du piège électoral et de la confiscation de la souveraineté populaire.