Les mots de la philosophie, Luc Ferry
On s’attendait à entendre Luc Ferry parler tout d’abord d’amitié, mais c’est par le mot «Travail» que débute son cours. Certes, on sait l’attachement des philosophes au travail humain, le lieu même de notre émancipation. Il existe de très belles pages de Hegel sur le sujet. Mais ici, on sent opérer un glissement sémantique dans la réflexion de Luc Ferry, du philosophique au politique. Un glissement qui ouvre finalement son propos à des leçons de société plutôt que de morale, où l’engagement idéologique se laisse percevoir sans difficulté. Le premier CD s’ouvre donc sur la question du travail, mais pour fustiger l’idée de revenu universel. On voit à quel bord l’on touche. Un CD qui se clôt sur le mot «argent», dont il faudrait qu’enfin nous ne nous sentions plus coupables d’en gagner tant. Encore faudrait-il pouvoir en gagner… Et dans le contexte de la révélation du niveau de corruption atteint par la France, cette réflexion est bien piquante… Quel choix de mots nous sert donc Luc Ferry ? Le mot «Education», par exemple, se voit rejeté bien loin dans ce dispositif intellectuel. A l’avant-dernière place du premier CD, juste derrière «Animal», lui-même précédé de deux notules concernant la laïcité. Loin donc, du «jeunisme» par exemple, et de la question de l’âge. Un choix caractéristique des intérêts intellectuels de l’auteur pour ce Moi somptuaire que le libéralisme n’a cessé de promouvoir. Somptuaire et libertaire, centré sur lui à un point tel, que faire monde en est devenu l’horizon pathétique. C’est moins en philosophe que Luc Ferry intervient qu’en idéologue et ses mots sont moins ceux de la philosophie que ceux de la vie politique française contemporaine, ceux d’une élite qui tente de nous convaincre qu’il n’y a pas d’autre issue que celle du libre-échange, de la concurrence sous toutes ses formes, de l’épiphanie grotesque de soi et de la destruction créatrice chère à Schumpeter. C’est que Luc Ferry combat pour le salut de son âme néolibérale, érigeant au rang de vérité incontournable l’antienne de Schumpeter puisque, définitivement, la logique du capitalisme ne peut être que celle de l’invention permanente. Il faut bien que l’ancienne offre meurt, n’est-ce pas, pour céder la place à de nouvelles demandes… Dessinant ainsi un monde sans «Altruisme», l’avant-dernier mot du dernier CD, renvoyé si loin parce qu’il ne sert à rien, qu’il est vain, obsolète, pire : il ne fait que crayonner, au mieux, l’orbe d’un univers tragique. Il est pourtant des rapprochements symboliques dans ces CD, qui ne manquent pas d’éclat : juste avant ce mot, Luc Ferry parle ainsi d’ «Autonomie », le tout dernier. Curieux couple dans cette société néolibérale où l’être humain n’est plus qu’un moyen très imparfait de satisfaire nos désirs. Curieux couple lexical où l’on serait tenté, a contrario, d’affirmer qu’au vrai, c’est l’altruisme qui scelle la possibilité de l’autonomie. Mais c’est à une autre aventure narrative qu’il faudrait nous convoquer. Tout comme il n’est pas inintéressant de découvrir que le mot qui suit immédiatement celui de «travail» est «peur»… Il y a en effet une horreur économique qui ne peut qu’ouvrir à la peur, sinon la terreur. On est bien sûr loin, là, de la pensée de Luc Ferry, simplement désolé, en bon néolibéral, de cette période de transition «révolutionnaire» que nous vivons, au cours de laquelle les destructions l’emportent sur les créations. Patience, nous conseillerait-il, demain, bientôt, un jour, sûrement, tout s’arrangera. Ne vivons pas dans la peur donc -encore un mot dont nous devons défaire notre vie, tant la peur avilit. Finalement, ces leçons sont vraiment intéressantes, qui prennent moins le pouls de notre société que celui de nos élites, enfermées dans une idéologie dont elles ont le plus grand mal à nous convaincre désormais.
Les mots de la Philosophie, 72 définitions, Frémeaux et Associés, 3 CD