L’Homme augmenté
Dans une conférence publiée par les éditions Frémeaux, Luc Ferry évoque avec enthousiasme cette médecine augmentative grâce à laquelle, vraisemblablement, nos chances de mourir s’amenuiseront. Certes, nous mourrons toujours, mais bien plus tard qu’aujourd’hui et en bien meilleur santé –pour autant qu’un tel jeu de mots ait du sens. «C’est pas idiot», ajoute-t-il, poursuivant sa réflexion avec toujours beaucoup d’élégance pour nous livrer –c’est là son grand mérite- tous les points de vue en concurrence. L’homme augmenté. De quoi s’agit-il ? De fabriquer purement et simplement une nouvelle espèce humaine, telle qu’un Condorcet, naguère, l’avait appelée lui-même de ses vœux dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’humain, texte fondateur s’il en est de cette idée transhumaniste que défend avec enthousiasme Luc Ferry. Une vague, qui suscite bien des oppositions certes, à commencer par celle des religions, et bien des exaltations, mais une vague dont on peut être sûr, en régime néolibéral, que rien ne l’arrêtera. Pour Condorcet donc, il s‘agissait de perfectionner la nature humaine. «Perfectionner»… Toute l’ambiguïté est là : l’homme augmenté, a priori, n’est pas l’homme amélioré et cependant ces deux horizons ne cessent de se chevaucher, aussi bien dans le discours de Condorcet que dans celui de Luc Ferry. Perfectionner la nature humaine… Au nom de quoi ? Au nom de la philosophie des Lumières énonce sans sourciller Luc Ferry, reprenant à son compte la réflexion de Condorcet affirmant que «la nature n’a mis aucun terme à nos espérances» et que donc, cet eugénisme positif est en tout point conforme à l’idéal égalitariste et démocratique d’une société fondée sur les lumières de la raison : il ne s’agit en fait que de redistribuer les ressources génétiques inégalement réparties, il ne s’agit en somme que de corriger des inégalités criantes, au nom de la Justice. Pourquoi devrions-nous naître avec un handicap dès l’aube de notre vie ? Pourquoi avoir peur de modifier l’humain, surtout lorsque l’on découvre que par son alimentation il ne cesse déjà d’agir puissamment sur son patrimoine génétique ? En outre, s’amuse Luc Ferry, quand on voit ce que l’homme est devenu, moralement, au terme de ce XXème siècle des totalitarismes, on ne voit guère en effet ce que l’on aurait à redouter à le vouloir meilleur… C’est là que le bât blesse. Dans son exposé, Luc Ferry ne cesse d’entretenir la confusion entre augmentation et amélioration. A l’entendre on peut penser que oui, l’augmentation de l’homme peut lui donner des chances de s’améliorer. Alors, certes, il pourrait y avoir des dérives : un dictateur pourrait songer à se constituer une armée d’hommes terriblement augmentés et faire basculer le monde dans l’horreur. Mais c’est là un risque négligeable au regard des avantages que chacun y trouverait et puis, tout le problème, à ses yeux, ne peut être que celui des régulations, des balises, des limites qu’il nous faudra nous donner. Un vœu bien piquant dans le cadre d’un monde néolibéral dérégulé…
Lorsque l’on se penche sur l’argumentation de Luc Ferry, il y a un point aveugle qui étonne : au fond, toute cette justification se fait au nom des Lumières, selon un très vieux modèle philosophique au sein duquel, in fine, ce n’est pas l’homme la finalité de l’humain, mais l’Intelligence. Or si l’on prend l’intelligence pour finalité du développement de l’univers, l’espèce humaine n’est au fond qu’un moment de l’évolution de cette intelligence et non son point d’arrivée. Ce qui permet en effet de sacrifier l’humanité sur l’autel du déploiement de cette Intelligence… Voilà qui n’est pas sans rappeler les idées d’un Spencer finalement, mauvais lecteur de Darwin, affirmant que puisque, dans la nature, les variations avantageuses se pratiquent sur un très long terme, l’homme peut en accélérer le processus. Comme il l’a fait dans le cadre de l’élevage domestique. Rappelons qu’au moment où Darwin rédige son œuvre, les penseurs du Libéralisme cherchent une justification morale au système d’exploitation qu’ils mettent en place. Une explication qui puisse ravir les masses exploitées elles-mêmes, et justifier l’exclusion des plus faibles. Ces penseurs croient la trouver dans cette conception selon laquelle la finalité de la vie sur terre est celle de la sélection naturelle, que l’on doit appliquer dans toute sa rigueur à la société humaine. Seuls les plus forts sont nécessaires. Pour nous, désormais, traduisons : seuls les plus intelligents, les plus aptes à déployer l’Intelligence dont nous ne sommes pas les dépositaires uniques, sont nécessaires. Et encore : seule l’Intelligence est nécessaire ! A l’époque de Darwin, Herbert Spencer parcourait les salons mondains pour diffuser son idée génialement simple. On l’invitait partout. On l’écoutait, on le publiait. D’un transformisme darwinien mal digéré, il était passé à un évolutionnisme philosophique pratique que tout le monde reprenait en cœur. Une idée vite transposée dans la pseudo pensée économiste qui se mettait en place, laquelle énonçait que le marché, vertueux, devait être libéré de toute contrainte étatique. Plus tard et jusque sous la plume de Luc Ferry on trouvera une reprise de cette idée sous une forme nouvelle : celle de Schumpeter et de son innovation destructrice. Le darwinisme social venait de naître, contredit bientôt par Darwin lui-même, qui publie en 1871 son livre majeur : La Filiation de l’Homme, pour couper court aux malentendus. Dans cet ouvrage passé inaperçu, Darwin construit un discours essentiel sur l’homme et la civilisation humaine et ouvre à une éthique sociale des plus intéressantes. Il montre que la sélection n’est pas la force prépondérante qui dirige l’évolution des sociétés humaines : dans un tel milieu, affirme-t-il, les relations de sympathie l’emportent sur les relations d’affrontement. Termes d’une utopie contemporaine sur laquelle revient Luc Ferry, volontiers moqueur de cette prétendue sympathie qui ne serait plus du tout le lieu de déploiement de la société humaine contemporaine. «La marche de la civilisation, affirme pourtant Darwin, est un mouvement d’élimination de l’élimination ». Traduisez : de l’exclusion qui aura été le moteur essentiel du libéralisme. L’horizon éthique qu’il construit est limpide : pour lui, l’individu le meilleur est celui qui est le plus altruiste et le plus porté vers le bien-être social du groupe dans son entier. La grande morale de la civilisation trouve ainsi son ancrage dans le secours aux plus faibles : «La grandeur morale d’une civilisation s’exprime non dans la Domination, mais dans la reconnaissance de ce qui, chez le faible et le dominé, qu’il soit humain ou animal, nous ressemble assez pour mériter notre sympathie ». A condition bien sûr de prendre l’homme pour une fin, et non un moyen, celui du déploiement de l’Intelligence, dont on peut penser raisonnablement qu’artificielle elle se déploierait mieux encore sans lui. Mais plutôt que de sacrifier l’idée d’humanité, peut-être devrions-nous repenser cette augmentation dans un autre cadre idéologique que le néolibéralisme, la plus désespérante des idéologies jamais inventées par l'homme !