Watership Down, Richard Adams
Un chef d’œuvre. Tout court. Un chef d’œuvre de la littérature passé à peu près inaperçu en France, malgré un succès mondial… Traduit dans toutes les langues connues, enfin retraduit ici par Monsieur Toussaint Louverture, l’une des plus brillantes maisons d’éditions françaises, aux publications toujours marquantes.
Un roman monde. Picaresque. L’immense saga d’une civilisation inconnue. Roman d’éducation, récit hagard d’une terre offerte à l’aventure, d’un univers pionnier contraint de s’inventer sous nos yeux et dont les protagonistes ne cessent d’affronter leurs ombres, l’adversité, l’espérance (oui, l’espérance peut relever aussi de l’affrontement), l’obligation de construire quelque chose comme cette dimension du sens commun que l’Histoire devrait être. Une cosmologie même, avec au commencement l’Exode. Biblique... Au commencement de ce roman, il y a l’exode, imaginez ! Eschyle en exergue, la Grèce et L’inde antiques à la rescousse, la légende de Shraavilshâ en pendant… Et partout, des lapins. Partout. Leur communauté devenue ce récit où prendre pied. Au commencement donc, il y a la nécessité de l’exode dans la garenne pourtant en paix. Où les lapins parlent, mais ne savent compter que jusqu’à quatre. Ce qui n’est pas si mal, quand on y réfléchit bien. Des lapins, dont Hazel et Fyveer, nos héros. Au départ, tout va bien dans le meilleur des mondes –des lapins. Mais pour faire avancer le conte, bien sûr, une catastrophe se profile. Structure classique, direz-vous. On apprend ça au collège. Mais avec quel talent l’auteur nous en régale ! La garenne a été rachetée par des hommes sans scrupules. Parce qu’il y a des hommes dans ce récit. Nous. Cruels, avides, avec leurs machines et leurs convoitises : la terre, que nous nous acharnons à détruire pour en extirper le moindre rendement. Une société immobilière a racheté la garrigue. Mais de cet autre monde que l’auteur réussit à nous rendre étranger, le nôtre, celui des hommes, nous ne saurons pas grand-chose. Ils sont trop loin, trop grands. Trop impénétrables. Nous vivons mieux auprès de Hazel, et de Fyveer, qui sent la catastrophe. Littéralement. A travers les pores de sa peau de lapin. Il sent cette catastrophe qui vient, dont il ne sait rien dire, sinon qu’il faut fuir. Vite. Mais voilà, le Padi-Shâ de leur communauté, leur maître, n’a pas envie d’affoler la garenne. Alors Hazel, Fyveer, Bigwig et quelques autres décident de fuir cette communauté insouciante qui court à son anéantissement. Le récit est en marche. Nous ne les quitterons plus. En partance avec eux pour inventer un autre monde, celui d’une société de lapins égaux et libres, qui saura faire la part des choses, créer des règles de vie justes, «modernes», sans rompre pour autant avec cette foi ancienne des récits des ancêtres où plongent l’émotion de l’identité lapine, celle de cet animal timide et sauvage, «gros comme un chat médiocre», affirmaient les dictionnaires du XIXème siècle. Quel roman ! Il est même traversé par un récit des origines : celui de Krik, qui créa les étoiles en répandant ses crottes à travers le ciel. Krik a fait des chats, du renard et de la belette des mangeurs de lapins. Pour contraindre cette glorieuse et indestructible race à s’exhausser. Hazel donc, et les siens, marchent vers la Terre promise. Moins un lieu qu’un lien. Et même certainement pas un lieu –c’est l’une des grandes leçons de ce roman-, tant ceux qu’ils découvrent au gré de leur pérégrination n’ont de promis que l’opportunisme vain d’avoir échappé chaque fois à une épouvantable catastrophe. Ici une prairie admirable, avec tout le confort rêvé et des hôtes charmants, véritable paradis sur terre recélant une société fasciste qui reçoit ses immigrés pour mieux les vouer à la destruction… L’exode donc, toujours, au fond la seule forme juste de société, qui sache survivre à tous les délires sociétaux. Jusqu’à la colline de Watership down, un lieu ingrat, abandonné de tout et de tous et où il leur faudra livrer une bataille hallucinée. Les cent dernières pages sont incroyables. On retient son souffle, on éprouve leur immense émotion. Et non, ce n’est pas la ferme des animaux, c’est mille fois mieux. Il y a bien certes le dessein symbolique de raconter notre destinée humaine en filigrane, prétexte à de grandes leçons. Mais il y a plus. L’incroyable de ce récit, c’est qu’il ne cesse de se construire depuis le point de vue des lapins tels qu’ils sont «en vrai», timides et peureux, habitant ordinairement dans des trous qu’ils font sous terre. Voir le monde depuis ces clapiers, ces garennes ou ces mangeurs de choux, quelle leçon d’humanité !
Watership Down, Richard Adams, traduit de l’anglais par Pierre Clinquart, éd. Monsieur Toussaint Louverture, oct. 2016, 544 pages, 9791090724273.