Céline Alvarez, Les Lois naturelles de l’enfant
Je ne sais trop que penser de la démarche. Céline Alvarez a voulu expérimenter une autre manière d’enseigner. Comme des milliers de professeurs aujourd’hui en France, peu satisfaits des conditions d’exercice du métier qu’on leur propose, tout comme de la philosophie même de l’instruction publique telle qu’énoncée dans les directives ministérielles. Avec cette différence que ces derniers se sont embarqués dans une aventure au long cours, quand Céline Alvarez s’est… contentée dirions-nous, de vérifier sur un très court terme la validité de ses hypothèses pour en faire un best-seller et se retirer aussitôt du système éducatif. C’est-à-dire qu’elle n’en a pas fait un métier, encore moins une vocation. Tout juste un coup de théâtre. De semonce pour les uns, de pub pour les autres. Un coup de gueule donc, si l’on veut, qui n’enlève certes rien au contenu qu’elle nous livre, pour une grande part inspiré de ce qui se pratique ici et là sur le terrain loin des feux de la rampe, et des grandes recherches de sciences cognitives initiées un peu partout dans le monde, ici plus particulièrement en référence à celles du Center of the developing child de Harvard. On a ainsi comme une récapitulation de ce qui se dit et se fait, présentée par la presse comme un événement singulier dont le mérite reposerait tout entier dans l’engagement d’une personne, notre héroïne, Céline Alvarez… Une expérience, non un usage donc. Un événement limité dans le temps et l’espace quand en réalité, des milliers d’enseignant s’y adonnent jour après jour, contre leur hiérarchie et contre la surdité d’une époque peu amène en réflexions constructives.
Sur le fond, on ne sera pas surpris. D’autres ont dénoncé, depuis beau temps, les défaillances du système français, du reste pointées d’année en année par le Ministère de l’Education Nationale lui-même, à la sortie de la primaire par exemple : 300 000 élèves en difficultés au moment d’aborder la sixième… Dont 40% d’entre eux plombés par de graves difficultés. Déploration vaine ou hypocrite d’institutions qui se contentent d’en dresser la carte sans parvenir à endiguer la catastrophe. Pourquoi une telle tragédie ? Laissons de côté la bêtise d’administrateurs plus préoccupés par leur carrière que du terrain. Aux yeux de Céline Alvarez, c’est d’abord parce qu’il s’agit d’un système construit sur des valeurs, non des relations. Sur des principes, non sur des êtres. Des principes qui en outre méconnaissent les lois «naturelles» de l’apprentissage, plongeant par cette ignorance la plupart des enfants dans des situations d’inquiétude, de stress, voire de souffrances graves et in fine, d’échec. Le constat n’est pas nouveau. Sans doute a-t-elle le mérite de le rappeler. Tout comme d’affirmer qu’au fond, cette ignorance ministérielle est construite et que cette école française qui s’est fondée sur la prétention à former des êtres libres, d’une manière très piquante, a soumis l’apprentissage de la liberté à l’obligation de docilité que le fonctionnement de la classe française exige… L’école française est ainsi essentiellement brutale, de cette brutalité qui partout façonne le vivre ensemble à la française. Que dire en outre d’un système pointé cette année encore par l’OCDE comme le plus inégalitaire des pays dits développés ?
Céline Alvarez s’est donc résolue à refuser d’apporter sa pierre à un tel édifice. Elle a passé son concours et s’est vue nommée dans une ZEP sans contrôle, à Genevilliers. Un lieu perdu aux yeux de son administration, sans enjeux politiques pour l’inspection générale qui l’a donc laissée faire à peu près ce qu’elle voulait. Perdu pour perdu, on ne risquait plus grand-chose… Une aubaine donc, puisque carte blanche lui était offerte. Et ce qu’elle a expérimenté tient au fond en deux mots : reliance sociale. Que les enfants apprennent à se relier, en développant d’abord leurs compétences non cognitives : la coopération, l’entraide, l’empathie. Des dynamismes qui favoriseront l’émergence des compétences dites exécutives : la mémoire de travail, le contrôle inhibiteur, la flexibilité cognitive, qui sont les trois compétences fondamentales à développer dans le processus d’apprentissage et sans lesquels aucun instruction n’est possible. En gros, la meilleure manière d’aider nos enfants à acquérir des savoirs scolaires, c’est de ne pas se focaliser sur l’enseignement de ces savoirs, mais de faciliter le développement des compétences excécutives qui permettront aux enfants de conquérir par eux-mêmes efficacement ces savoirs. Pour cela il faut donc s’appuyer sur le cercle vertueux de la gratification intérieure, plutôt qu’extérieure –les fameuses carottes de l’éducation répressive… Et bien évidemment, il fallait repenser l’espace architectural de la classe, privilégier la vigilance linguistique qui est dans les petites classes le moyen le plus sûr d’aider à développer une pensée complexe, riche, structurée, apte à soutenir le développement des fonctions cognitives, et accorder la priorité à l’apprentissage sensoriel : apprendre, c’est faire et non se contenter d’écouter. D’où la prégnance des interactions humaines, ce en quoi elle qualifie cette pédagogie de naturelle : l’enfant, guidé par l’adulte, explore par lui-même, l’erreur comme la vérité. Guidé par l’adulte : c’est dire que sans cette foi en l’élève que l’adulte manifeste, cette foi qui porte l’enfant au-delà de lui-même, rien ne peut arriver. Au fond, éduquer c’est, comme l’affirmait Montaigne, allumer des feux, accompagner l’enfant dans son travail de création.
Trois années durant. Fin 2014, pour des raisons obscures, le Ministère mettait fin à l’expérience -sans doute entre autres parce que la démarche s’appuyait aussi sur des collaborations scientifiques prestigieuses. Céline Alvarez démissionnait en juillet 2014, bouclait son livre, allumant peut-être un contre-feu dont on espère qu’il sera durable, ou plutôt qu’il donnera l’envie au vaste public qu’il a touché de se mettre à l’écoute de ces résistances pédagogiques qui partout en France illuminent bien des écoles et d’en être solidaire !
Céline Alvarez, Les Lois naturelles de l’enfant, éditions Les Arènes, sept. 2016, 454 pages, 22 euros, ean : 9782352045502