Le mensonge intellectuel sur lequel le libéralisme a prospéré
Au moment où Darwin rédige son œuvre sur la filiation des espèces, les penseurs du Libéralisme cherchent une justification morale au système d’exploitation qu’ils mettent en place. Une explication qui puisse ravir les masses laborieuses elles-mêmes et justifier l’exploitation des plus faibles. Ces penseurs croient la trouver dans cette conception selon laquelle la sélection naturelle devrait pouvoir s’appliquer dans toute sa rigueur à la société humaine : seuls les plus forts sont nécessaires, il faut donc laisser la vie sociale suivre son cours, ne fournir aucune aide aux indigents et ne construire aucun état Providence qui serait contraire aux lois de la nature. Une idée fort simple, génialement simple même, qui va se répandre comme une traînée de poudre dans le monde occidental, justifier le pire et même rallier à sa cause les opprimés. L’homme qui va être la cheville ouvrière de la propagation de cette thèse simplissime, c’est Herbert Spencer, que les salons mondains vont se disputer et dans leur suite logique, les universités. On l’invite donc, partout, systématiquement. On l’écoute, on l’honore, on le publie, on le diffuse. Les nantis ne lésineront pas sur les moyens financiers à mettre en œuvre pour la propagation de sa pensée. D’un transformisme darwinien mal digéré, Spencer passe à un évolutionnisme philosophique imbécile que tout le monde reprend en cœur. Une idée fruste que l’on transpose aussitôt dans une pseudo pensée économiste, selon laquelle le marché lui-même serait structuré selon ces lois «naturelles», tout comme on en importe l’idée dans la philosophie de l’histoire, énonçant sans rire que l’Histoire n’est pas autre chose que cette évolution qui privilégie les forts sur les faibles. La thèse de Spencer va devenir la bible, littéralement, de la conception du développement économique et moral de l’Occident. Promu d’abord vigoureusement par les Etats-Unis, toute son œuvre est aussitôt traduite dans toutes les langues européennes. Au point que lorsqu’on y regarde de plus près, on découvre aujourd’hui qu’aucun système philosophique n’a connu un tel succès, une telle diffusion, qui coïncide bien évidemment avec la montée en puissance des idées libérales. Une vraie conspiration libérale en somme, contre le monde libre et le monde ouvrier naissant.
Les premiers articles de Spencer sont évidemment dirigés contre la pensée socialiste naissante. Selon un modèle fort rustique, Spencer inféodant toute sociologie possible à un corpus biologique pour poser sa Loi de l’évolution des sociétés humaines, qui séduit immédiatement les gouvernements en place : le marché est vertueux, il faut donc en libérer le potentiel et pour cela, il nous faut toujours moins d’état. Il faut abandonner «aux lois naturelles l’équilibre social»... C’est l’adaptation qui doit fonder en outre l’essentiel de notre conception morale de la liberté. Le bonheur social ne peut dès lors s’entendre que comme effet adaptatif, contre les réglementations étatiques. Spencer ira très loin dans son idée : il faut selon lui libéraliser non seulement le domaine économique, mais aussi le domaine éducatif… Il appliquera ensuite ses théories à la sociologie, à la psychologie, à l’éthique, où il recommande de pondérer l’altruisme pour libérer l’égoïsme créateur… Le darwinisme social vient de naître, aussitôt contredit du reste par… Darwin lui-même ! Nous le verrons plus loin. Pour l’heure, la société victorienne applaudit des deux mains. Aucune logique philosophique n’est désormais en position de rivaliser avec ce darwinisme social, ni d’enrayer la Domination politique de quelques-uns sur la masse. Spencer va jusqu’au bout de sa pensée, et pour mieux la partager avec les «idiots» non cultivés, l’illustre en développant l’équation société = organisme vivant. «Les membres doivent travailler pour nourrir l’estomac», avance-t-il ingénument. Filant la métaphore, Spencer développe l’idée d’un corps social à l’image du corps humain et ce faisant, oublie au passage le système nerveux central qui commande tout… Il l’oublie car bien évidemment, cela l’obligerait à repenser cette problématique de l’état au centre de la société, et dont il ne veut pas. Son organicisme va donc se dispenser d’un cerveau et du système nerveux central… Mais Spencer, qui n’est pas totalement sot, va finir par découvrir que son raisonnement ne tient pas vraiment la route… Il réalise que son image de la société comme corps humain dépourvu de cerveau est idiote. Que son analogie est fausse. Ce qui le plonge dans l’embarras, d’autant que tous les penseurs du libéralisme ont suivi et se fichent de la fausseté d’une telle analogie. Les classes dominantes anglaises ont besoin d’une auto-justification idéologique pour légitimer leur domination sauvage, nul ne doit venir bouleverser l’édifice conceptuel élaboré sur les pas de Darwin… Une politique d’implacable coercition se met en place, en particulier à l’extérieur du pays, dans ces lointaines colonies dont les médias dominants évoquent l’exotisme. Les conséquences de l’annexion idéologique des recherches de Darwin sont dévastatrices. De transposition en transposition, on finit par penser les rapports entre les nations, puis entre les peuples, sur ce modèle, pour justifier la domination blanche. En France, la première traduction de Darwin paraît en 1862 ! Elle comporte une préface imprégnée des idées de Spencer. Darwin fait part de son indignation, mais rien n’y fait. Aux Etats-Unis, le darwinisme social devient l’idéologie fondatrice de l’individualisme libéral, de la dynamique sociale construite sur le modèle de la lutte pour la survie du plus apte et son corrélat : l’élimination des moins aptes, dont dépend le perfectionnement continu de la société. Spencer lui-même, déjà troublé par la bêtise de son analogie, finira dans ses vieux jours par condamner une telle outrance idéologique.
Il faudra attendre la sortie du grand livre de Darwin, La Filiation de l’Homme, pour voir Darwin réagir avec force contre ce détournement idéologique de ses découvertes. L’ouvrage paraît en 1871. Mais personne ne le lira. Le nouvel essai de Darwin est pourtant tout simplement prodigieux, pour nous aujourd’hui encore ! Il construit un discours essentiel sur l’homme et la civilisation humaine et ouvre à une éthique sociale qui nous sauverait de nos propres déboires contemporains… Dans cet ouvrage, Darwin, qui se pose en scientifique et non en idéologue, montre que la sélection naturelle n’est plus la force prépondérante qui dirige l’évolution de la société humaine. Dans un tel milieu pacifié, affirme-t-il, les relations de sympathie l’emportent sur les relations d’affrontement. La sélection naturelle n’y est ainsi plus un critère efficient, elle devient même une sélection qui dépérit. «La marche de la civilisation est un mouvement d’élimination de l’élimination»… En sélectionnant les «instincts sociaux», l’humanité rompt avec ses racines animales. L’horizon éthique qu’il construit devient ainsi limpide : pour lui, l’individu le meilleur est celui qui est le plus altruiste et le plus porté vers le bien-être social du groupe dans son entier. La grande morale de la civilisation se trouve dès lors dans la protection des faibles. Et c’est, aux yeux de Darwin, non seulement une loi civilisationnelle, mais une loi de sélection : là où la nature a éliminé, la civilisation protège. «La grandeur morale d’une civilisation s’exprime non dans la Domination, mais dans la reconnaissance de ce qui, chez le faible et le dominé, qu’il soit humain ou animal, nous ressemble assez pour mériter notre sympathie.»
CHARLES DARWIN EXPOSÉ ET EXPLIQUÉ PAR PATRICK TORT
Direction artistique : CLAUDE COLOMBINI FREMEAUX
Label : FREMEAUX & ASSOCIES
Nombre de CD : 3
Il faut rendre grâce à Patrick Tort d'avoir su si brillamment dégager tout l'intérêt de la réflexion de Darwin pour notre humanité.
image : la revue acéphale, de Bataille