Etat d’urgence, du modèle algérien au modèle français
j.J : L’état d’urgence est prolongé en France, qui permet toutes les dérives au prétexte de menaces terroristes et de la logique qui veut que pour notre sécurité, nos libertés individuelles et collectives soient suspendues. Vous connaissez bien ce type de discours en Algérie. Qu’en pensez-vous ?
Adlène Meddi : D’abord, il faut toujours sous-peser les procédures exceptionnelles dans un pays à l’aune de :
1. l’indépendance de la justice et la séparation des pouvoirs
2. le poids et l’efficience des contre-pouvoirs et leur soutien au sein de la société civile.
En l’absence de ces deux paramètres, les prétoriens de l’Etat, sécuritaires et politiques, peuvent disposer de la société et de la vie même des citoyens comme ils l’entendent dans des objectifs qui dépassent ceux justifiant un cadre juridique d’exception (état d’urgence par exemple).
En Algérie l’état d’urgence, perpétué illégalement de 1992 (pour cause d’insurrection armée islamiste) à 2011, a permis toutes les dérives, y compris la plus importante : diluer les responsabilités de la contre-violence puisque aucun texte d’application n’encadrait l’état d’urgence. Cela parce que la justice est au pas en Algérie (elle le reste toujours) et qu’il n’existe aucune séparation des pouvoirs. Par contre, le combat de certains médias indépendants, des associations de victimes du terrorisme ou des proches de disparus par le fait des agents de l’Etat a permis de casser le mur de la peur imposé par l’interdiction des manifs et les attentats quotidiens. Nous étions entre deux feux, même si je me suis engagé personnellement contre le terrorisme qui a tué des proches à moi et fait pas moins de 200 000 morts. Mais cela ne nous a pas fait perdre de vue que l’état d’urgence, dans ses dérives, servait un régime dans le désarroi.
Il y a quelques années, j’ai écrit cela dans un édito de El Watan Week-end dont je suis le rédacteur en chef : « Comment ose-t-on parler d’élection ou de recours, de législation ou de parti sous les matraques d’un état d’urgence qui ne dit pas son nom ? Arrestations arbitraires, répressions contre les acteurs sociaux, fermeture des espaces publics, prépondérance des services spéciaux (et parallèle depuis peu) dans la vie économique, administrative et sociale, étouffement des libertés… La liste est longue. On la retrouvera dans les PV pointilleux des services de sécurités – tous corps confondus – érigés en appareils de gouvernance. »
Il faut accepter le consensus contre un danger horrible, dans le sens de la solidarité avec l’Etat, non avec le POUVOIR. C’est toute la nuance qu’on ne doit pas perdre de vue. Et si le pouvoir, ou les segments les plus conservateurs de la société, tentent de brandir cette menace comme un croquemitaine paralysant l’initiative sociale, il faut inverser alors le paradigme : nous ne quitterons pas la rue parce que nous avons peur de vous et de votre arsenal juridique et répressif, non ; nous sommes là, dans la rue, parce que vous nous faites peur avec votre logique de destruction de nos liens sociaux et de notre fonds humain, avec votre logique qui vise à nous transformer en esclaves productifs et consuméristes. Il ne faut pas avoir peur de l’état d’urgence, il faut avoir peur de l’urgence qu’adopte d’Etat pour assujettir la société humaine.
In fine, pour résumer : face aux décisions du régime français (commencez à employer ce terme au lieu que cela ne soit attribué par les ingénieurs des médias occidentaux qu’aux pouvoirs «tropicaux» et exotiques), seule une conscience populaire ancrée dans la nécessité impérieuse de sauvegarder, de garder vivants des droits arrachés (pas acquis : arrachés) après tant de luttes à travers le monde entier et non seulement dans les sociétés industrialisées, pourra sauver l’humanité des menaces qui pèsent sur elle.
Adlène Meddi est le rédacteur en chef de El Watan week-end, à Alger. Ecrivain, il a publié le remarquable roman : "La prière du Maure", aux éditions Jigal.
Entretien par joël Jégouzo sur le site K-libre.fr : « L’incommensurable force de continuer à être humain en plein charnier »
http://www.k-libre.fr/klibre-ve/index.php?page=interview&id=62
roman : La prière du Maure, Jigal,février 2010