Le regard Picasso, suivi de André Masson, Nelly Kaplan
Les éditions Frémeaux rééditent deux films de Nelly Kaplan, l’un sur Picasso, l’autre Masson. Des deux, le Voyage d’Eros au cœur de l’œuvre de Masson paraît aujourd’hui le plus troublant, le plus abouti d’une certaine manière, le plus «neuf». Caméra au poing Nelly Kaplan scrute l’œuvre érotique de Masson, en feignant de la découvrir, le montage révélant combien tout cela a été prémédité. La caméra flâne, paraît parcourir les gravures comme on filmerait un paysage qui se donnerait à voir dans toute son étendue, mais pour mieux en interrompre le flux, s’arrêtant ici sur un détail balayant là un ensemble parfaitement identifiable pour faire saillir toute la violence du trait, la souligner, la révéler dans ces contiguïtés de morceaux choisis. A l’image, ce qui perce est d’un coup plus brutal, plus violent qu’on ne l’imaginait des œuvres de Masson, où la composition dissimule souvent le déchaînement de violence pourtant bien visible. Le film prend du coup une tournure épique, rehaussée par l'accompagnement musical. Scènes de guerre, gueules s’arrachant à l’entrelacs des traits griffés sur le papier, c’est un choc qu’elle saisit, le chaos qu’elle délivre. L’énergie de tout cela, l’audace surgie dans la main du peintre, où le figuratif vient poindre comme un accident, non une raison, avec ses figures crues, terriblement impudiques.
De la course de la caméra dans l’œuvre de Picasso, on en revient avec une impression plus sobre. C’est quelque chose comme un hymne qui nous est offert, une poésie filmée à l’occasion de l’Année Picasso, en 1967. Ce dernier a 81 ans, son œuvre est derrière lui, il en parle ou elle lui en fait parler sans l’excès du geste. Images d’actualité, l’ensemble colle presque pédagogiquement au projet scénographique réalisé aux Petit et Grand Palais, «l’inventaire de quelqu’un qui s’appelle comme moi», ainsi qu’aimait à le qualifier Picasso. Variations de Beethoven sur un thème de Diabelli, le film est plus sage, découpé en rubriques. Ouvrant sur le formidable chapitre des autoportraits qui saisissent : c’est du Giotto dans cette manière de remplir les surfaces !
Nelly Kaplan cède tout de même au plaisir d’instruire notre regard, qui doit passer par la rupture des Demoiselles d’Avignon pour éduquer notre compréhension de l'œuvre. L’analyse n’est pas savante bien sûr –on le regrette presque parfois, en particulier lorsque est évoquée cette phrase aussi malicieuse qu’obscure de Picasso, parlant de cette «trahison du sensible» qui l’aurait contraint à rompre avec ses représentations premières. Mais le propos est ailleurs, construit par avance, jouant de l’effet de dramatisation pour laisser surgir un trait, une figure, qui au vrai donne surtout à voir une sorte de désespoir de la caméra à la poursuite d’un objet qui lui échappe : la peinture. Il y a quelque chose de pathétique souvent, dans les mouvements de cette caméra, s’approchant, s’éloignant, sans rien pouvoir saisir. «Le cinéma en peinture», disait Nelly Kaplan de son essai, interrogeant sans cesse ses raisons de cadrer ou de décadrer, et la succession des plans. Quel moyen l’art cinématographique peut-il mettre en œuvre pour rendre compte des moyens picturaux ? On le sait : ils sont chétifs. Il faut donc faire autrement, ce à quoi s’est employée Nelly Kaplan, nous proposant du coup la mise en scène d’un événement esthétique : son regard sur l’œuvre de Picasso.
LE REGARD PICASSO, SUIVI DE ANDRÉ MASSON À LA SOURCE LA FEMME AIMÉE, de Nelly Kaplan, éditions fremeaux et associes, PRODUCTION : CYTHERE FILMS, (CLAUDE MAKOVSKI ET NELLY KAPLAN), DURÉE TOTALE : 64 MIN, DVD NTSC - COMPATIBLE MONDE