Le Désir de guerre, Frédéric Roux
A l’heure où partout en Europe se fait jour ce goût pour le bruit des bottes, peut-être est-il temps en effet de s’interroger sur ce désir de guerre qui s’y énonce. Guerre intérieure, civile, moins des uns contre les autres que contre ces minorités fragiles, tels les rroms en France, ou les musulmans. Guerre tout court, à l’horizon ukrainien. Et ce, paradoxalement, juste au moment où nous commémorions la Der des Der… A laquelle est consacré l’ouvrage. Que raconter au demeurant de 14-18 et comment ?, nous interroge Frédéric Roux, qui apologue sur ses usages et nous évoque son grand-père, une jambe de bois à la main et le goût du pinard à la bouche. Faut-il dans cette distance cultiver un cynisme de bon aloi ? Révéler l’idéal des tranchées : perdre un truc qui ne se voit pas. Un orteil par exemple, un morceau de son ventre. Ou l’obsession des poilus qui ne songeaient qu’au vin et aux femmes : préfèreraient-elles un manchot à un cul-de-jatte ? Décillé, faut-il montrer la bousculade des grognards dans la boue qui les ensevelit et puis la trouille, la pétoche à se planquer derrière le ventre d’un cheval à l’agonie ? Dénombrer les réfractaires si peu nombreux, les rares déserteurs et l’immense armée des instituteurs, qui firent de cette guerre une guerre d’intellectuels ? Le tout sur le ton de la gaudriole, pour réaliser que tout ce que l’on peut écrire sur le sujet ne peut être qu’un pitoyable effet littéraire... Car dans les tranchées, aucun d’entre nous n’y était. Ni Frédéric Roux, ni ses lecteurs. Et quand bien même il aurait pris –il finit par le prendre «aussi»-, le parti du lyrisme, il n’en resterait pas moins qu’on ne saurait rien en dire désormais, loin du front. Même à creuser ses souvenirs, les années 50, les foins, la fourche. Ecrire sur quoi ? Les chiottes dans la cour, la charrette et tout ce minuscule de la vie d’alors ? A quoi bon semble-t-il nous dire : la seule chose envisageable ne l’est plus : le réel. Reste le portrait peu reluisant qu’il dresse de la campagne française des années 50, et sa méditation sur l’indiscernable du Mal. Un temps conventionnel, réactivant les grands poncifs sur cette question du Mal, convoquant comme à l’accoutumée le paradigme égoïste sans réaliser qu’il n’est en réalité qu’une fiction idéologique construite par les élites, que l’on peut très précisément originer dans le XVIIème siècle moraliste, posant sans jamais parvenir à le prouver, l’idée d’une nature égoïste de l’humain, ouvrant, nécessairement, à la banalité du Mal…
Qu’est-ce qui lie les hommes entre eux, à la guerre ?, nous assène-t-il alors. L’ignominie, le répugnant, le sang qu’on a fait couler. C’est le Mal, dit-il, qui lie les hommes entre eux. Vieille antienne des meurtres commis ensemble, des cadavres piétinés… Vieille anthropologie du malfaisant, du Mal vrillé à la condition humaine, campant sur cette théorie éculée de l’égoïsme humain déroulant le lien qui relie Fénelon à Arendt autour de cette prétendue banalité du Mal qu’aucune étude jamais n’a su corroborer.
Mais oublions cette rhétorique creuse, qui forme pourtant comme le cœur de sa pensée. Il reste que Frédéric Roux a raison de nous avertir sur un point : la guerre est possible dès lors qu’elle nous est devenue évidente. Là où reposer la question du grand-père : que diable allait-il faire dans cette galère ? Frédéric Roux tourne autour de cette question, la retourne dans tous les sens, scrute le souvenir qu’il a gardé de cet homme boitillant. Il lui manquait une jambe, voilà tout. Le soldat part sans rien réaliser et revient dans le même état d’esprit. La propagande. Sans doute. Lui, est revenu avec une jambe artificielle qui a fini par remplacer la vraie. C’est ça le message de son récit : on adhère au semblant. Et puis, plus probant : la législation recouvrait tout. Jusqu’à ranger les morts dans le bon ordre. Les héros, les martyrs, les traîtres, les ennemis, etc.
Non, reste le texte qui suit sa réflexion sur le désir de guerre et qui est comme une interrogation sur les conditions de possibilité de l’écriture artistique. Demi-tour Gauche, Gauche ! Frédéric Roux avait vingt ans en 68. Il appartenait à une génération sans désir de guerre, qui a vu dans celle de 14-18 le moyen dont s’est doté le Capital pour briser la conscience prolétarienne de l’Europe. «C’est le sujet qui est mort dans la boue des tranchées», affirme Frédéric Roux. Sans doute. Encore que cela soit mal formulé : la question du sujet a ressurgi dans les débats philosophiques parisiens des années 80 pour mettre fin à celle de l’homme. Mais oui, tout de même, ce que 14-18 a inauguré, c’était la fin de la morale kantienne : l’homme pris pour un moyen, non comme une fin comme l’exprimait cette morale. Lui dit : 14-18 a remplacé le sujet par «la masse». On n’est pas a obligé d’adhérer à son propos : l’homme fut remplacé par les choses. (Rappelez-vous Perec). Par la gestion des choses plus exactement. Par la gestion, en soi. Mais la toute-puissance de la marchandise ne faisait que s’annoncer. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle est parvenue à s’accomplir vraiment. L’homme n’est plus que du matériel humain. Et nous n’avons pas trouvé le moyen d’y résister. L’art lui-même n’a pas su. Tout comme il n’a pas su représenter la guerre pour nous défaire de son désir, ainsi que l’affirme cette fois justement Frédéric Roux. Apocalypse Now n’aura par exemple au mieux que subjugué les consciences, rendre la guerre exemplaire, elle qui, sur le terrain, ne l’est jamais. Et loin de nous en dégoûter, nous aura fascinés et repus de tant de beauté dans le déchaînement de sa violence. La rhétorique lyrique ne produit jamais que l’effet inverse finalement, de celui escompté. Nous offrant la guerre comme une matrice plutôt qu’un repoussoir.
Le désir de guerre, Frédéric Roux, édition Arbre Vengeur, 14 novembre 2014, 141 pages, 11,74 euros, ISBN-13: 979-1091504232.