L’île du serment, Peter May
Le meilleur roman noir qu’il m’ait été donné de lire cette année ! Un roman qui ose un ton, une forme, un style. Voilà enfin un roman qui sait convoquer l’Histoire, avec un grand «H» s’il vous plaît, sans la trousser en oraisons pressées.
Le sujet de ce texte, c’est l’Ecosse. Point barre. Et encore. Le cap-aux-meules, les îles de la Madeleine battue par les vents, l’île d’Entée, la lande déserte, peut-être celle du Roi Lear ou celle de Synge, plus sûrement celle de quelques Early Scots ou du génial Robert Louis Stevenson… Le sujet de ce roman, c’est l’Histoire, la grande famine écossaise et non cet homme assassiné dans une maison d’un autre siècle. Ce sont des silences, des silhouettes, une tempête battant les vagues en brèche, le Golfe du Saint-Laurent et toutes ces choses cachées qui font des vies leur propre. Le sujet de ce roman c’est un autre monde, une autre époque qui revient hanter la nôtre, à des milliers de brasses des naufrages romanesques. C’est ce rêve que fait l’inspecteur en charge de l’enquête et qui soudain fait basculer le récit. C’est d’une femme que l’on soupçonne d’avoir tué son époux volage, c’est l’histoire d’un tableau, d’un visage, de Kirsty, la dame que l’on soupçonne, qui hante les rêves du narrateur. C’est l’histoire d’une lignée, d’un roman de famille raconté à la tombée de la nuit, celui d’un jeune homme qui sauva une jeune châtelaine perdue dans la lande et fit des kilomètres la jeune fille dans les bras pour la conduire en lieu sûr. Elle parlait l’anglais, lui le gaélique.
Le sujet du roman, c’est le gaélique justement, cette langue disparue -il s’en faut de peu. Ou l’histoire de ce fadet débile qui s'égare et meurt après avoir lorgné de trop une femme trop belle pour lui. Un débile qui vivait dans le monde de son plafond, dans la fresque qu’il y avait dessinée. C’est l’histoire d’un type qui se remémore son enfance, le dénuement et les clivages sociaux qui l’ont marqué. Le tout dans une langue infiniment raffinée, loin de la fosse commune des jetés lexicographiques du polar contemporain. C’est l’histoire de Sime, l’inspecteur en charge du meurtre du mari de Kirsty qui, l’interrogeant, découvre ses propres accents dans le grain de sa voix. Ses racines comme on dit. Alors monte d’un coup le souvenir de l’Ecosse, les Highlands superbes venant submerger le récit de leur empreinte glacée. C’est le roman des Highlands, le roman des solitudes, de la mémoire tragique, du passé défunt. Celui des Stuart défaits, des écossais vaincus. De l’invasion anglaise s’accaparant leurs terres pour les vider de leurs habitants et y mener paître leurs moutons. Ce roman, c’est une atmosphère, tragique, lourde, sombre, lente, c’est l’histoire des déportations massives des écossais, par villages entiers, vers l’Amérique. Des villages brûlés, des enfants égorgés. C’est l’histoire d’un retour de l’Ecosse dans ce détour romanesque, celle de la famine, celle d’un peuple massacré. C’est l’histoire d’une conviction romanesque qui nous abasourdit, où le Je qui troue de part en part le récit est celui des siècles passés, tandis que la narration du présent se fait à la troisième personne, dans cette distance auctoriale si pertinente d’un auteur en quête de sa propre mémoire. Comme si la seule voix intime ne pouvait être en soi qu’absente. C’est l’histoire de la Grande Rafle, de la déportation massive des écossais, battus, enchaînés, exilés. Cinq générations en arrière. Chassés des Hébrides extérieures. Un journal ouvert à l’horreur. Ce roman, c’est l’Ecosse, et son insoutenable qui fait retour.
L’île du serment, Peter May, éditions du Rouergue, 3 septembre 2014, coll. Rouergue noir, 423 pages, 23 euros, ISBN-13: 978-2812606854.