Plus de morts que de vivants, Guillaume Guéraud
Le collège en février. Dans le froid, à l’arrache. Grippes, gastros. Mais ce matin, tout semble aller de travers. Une fille perd une touffe de cheveux, Fab, le roi de l’escalade, ne cesse de se gratter le poignet. Rien d’alarmant, sauf qu’un troisième collégien s’est mis littéralement à perdre tout son sang par le nez et que le crâne de Yasmine s’est fendu. Le SAMU débarque, mais tout se met à partir en vrille. Les uns après les autres les élèves tombent comme des mouches, implosent, maculant les couloirs de sang et de matières spongieuses, sinon de bouts d’os comme ceux tombés de la bouche de Kévin, qui s’est désagrégée. La panique ne tarde pas, la terreur. Des pompiers, des médecins, des urgentistes spécialisés, la police, le préfet fait déployer tout l’attirail de l’état d’urgence et boucle le collège. Il y a tant de morts déjà. Loin du théâtre de la catastrophe, l’on comprend qu’il s’agit d’une épidémie, d’un virus particulièrement agressif qu’aucun service n’aura le temps de traiter. Alors la République décide de se séparer de ses gosses pris au piège dans leur collège : c’est moins un cordon sanitaire qui est mis en place, qu’un cordon sécuritaire. Des hommes armés reçoivent même l’ordre d’abattre tout fuyard. Les collégiens sont devenus cet ennemi intérieur qu’il faut à tout prix acculer. Dans ce contexte de terreur, rien ne nous est épargné des fantasmes d’horreur du monde adolescent. L’écriture s’emballe et se complaît bien sûr à ses descriptions gores, mais elle prend aussi le temps de poser une poignée de personnages auxquels le lecteur va s’accrocher pour conjurer l’horreur qui se déploie intempestivement. Des personnages qui vont nouer l’intrigue, la draper d’une émotion réelle, tisser l’espoir d’un monde autre où l’humain serait la norme. Car c’est bien de cela qu’il s’agit au final : du sort et de la place de l’homme dans un monde qui lui a résolument tourné le dos et dans lequel il n’est devenu qu’un moyen, et non une fin. C’est là le plus intéressant du récit, qui emprunte beaucoup au genre du roman catastrophe qui hante désormais les lectures de nos adolescents, celui de la dystopie. A-t-on du reste assez réfléchi aux raisons de cette montée en puissance de la dystopie, autant au cinéma que dans la littérature, cette sorte de contre-utopie qui a succédé dans l’imaginaire contemporain aux rêves que nul n’ose plus exprimer ? La dystopie nous parle d’un monde au fond très proche, où tout n’est que rebut. Le plus intéressant du roman de Guéraud, c’est ce qu’il décrit d’une société capable de suspendre les droits les plus élémentaires et de donner l’ordre de tirer sur les individus pour protéger, non la communauté des hommes, mais une communauté d’intérêts matériels. Nous y sommes, dans cette possibilité de suspension des droits individuels dont nous pouvons chaque jour mesurer la tentation. Nous sommes déjà dans ce monde d’individus repoussés, exclus, enfermés dans leur camp retranché et dont le Pouvoir n’attend que la disparition. On songe ici aux grandes épidémies qui traversent la planète, à Ebola et à l’insuffisance des moyens mis en œuvre par la communauté internationale, insuffisance qui aura coûté la vie à des milliers d’africains. On songe à ces personnes qui, comme les collégiens de notre roman, se sont vues traités comme des «ennemis». C’est cette montée en puissance du bio-fascisme que Guéraud pointe. Entendons-nous : c’est la gestion du Pouvoir qui est en cause, l’orientation philosophique d’une société où le Pouvoir est devenu une machine de guerre antisociale, anti-citoyenne. Un genre nouveau a pris le pas dans notre imaginaire, celui de la dystopie, qui est comme un écran sur lequel nous projetons une angoisse légitime du monde tel qu’il va, et dont la traduction politique est celle d’un néofascisme rampant sous les ors de républiques marchandes aux yeux desquelles l’être humain n’est qu’un matériel, la plupart du temps encombrant, qu’il faut gérer avec fermeté et non humanité. Ce bio-pouvoir précisément, qu’évoquait Foucault. Nous y sommes. Guéraud en donne la magistrale évocation.
Plus de morts que de vivants, Guillaume Guéraud, Le Rouergue, DoAdo noir, mars 2015, 251 pages, 13,70 euros, ISBN-13: 978-2812608612.